MOSCOU DECIDE D'ASSERVIR LES PAYS OCCUPES

La terreur impitoyable décharnée par les communistes contre le peuple roumain n'était pas un phénomène isolé. Elle faisait partie d'un plan général diaboliquement étudié, que la Russie appliquera dans tous les pays subjugués de l'Europe de l'Est.

En jetant un coup d'œil sur la période  1945-1948, nous  constatons une concertation de la vie politique dans les pays occupés par les Russes sous la baguette d'Andrei Ianuarevici Vichinski, qui donnait le ton de la musique que tous exécutaient sans sourciller.

En 1934, alors que la soif de sang du bourreau Stali­ne devint aussi grande que celle de Hitler, Vichinski arri­va à la tête du NKVD. C'était une véritable brute. En moins d'un an on le trouva à la commission spéciale de la Sûreté dans le cadre du bureau politique du PC bolchevik aux côtés de Jdanov et Jegov. La Russie connut l'effritement de son élite militaire et l'incertitude régna dans la popula­tion entre les meilleurs amis, jusqu'aux sphères les plus hautes de la société russe. Des organisations terroristes furent créées sur tout le territoire de la Russie par le NKVD, ayant pour but l'intimidation. Tout le monde était obligé de dénoncer les traîtres jusqu'à la moindre tentative d'in­subordination.

Ce qui suivit en 1935-37, ce fut un bain de sang qui engloutit 17 millions d'êtres humains de toutes caté­gories sociales y compris les cadres dirigeants. Parmi les membres du comité central, presque 75% furent exécutés. Parmi ceux qui restaient, il y avait Kaganovitch, Khroucht chev et Jdanov. Lorsque la botte russe arriva à Vienne et à Berlin c'est-à-dire lorsqu'ils furent bien implantés en Euro­pe, Vichinski arriva à Bucarest, frappa un grand coup de poing sur la table devant le roi Michel, le trafta de mor­veux et obtint, par la force, l'instauration du régime Petru Groza. Il ne faudra jamais oublier que Iuliu Maniu a été contre et qu'il a dit au roi de ne pas céder et de résis­ter, car le sort de la Roumanie en dépendait. Mais les autres, parmi lesquels Constantin Dinu Bratianu, conseillèrent au roi d'accepter Groza et par là d'accepter l'instauration du joug russe.

Moscou était pressé d'asservir totalement les pays sa­tellites et, pour arriver plus rapidement à ses fins, dé­pêcha sur les lieux ses «hommes», produits du NKVD, dressés à liquider et mater toute opposition.

Sous la baguette de ce «boucher Vichinski» s'em­brassèrent en Roumanie le fils de curé de Bacia (dépar­tement Hunedoara), Petru Groza, avec la fille d'un rab-bi, Ana Pauker venus dans les fourgons soviétiques et ensemble poussèrent un soi-disant prêtre, Marina, com­me patriarche par dessus des cadavres de ses prédéces­seurs.

Ana fut agent du Komintern en Roumanie avant 1936, comme Tzola Dragoitcheva en Bulgarie, comme Natacha et Elisabeth Andics en Hongrie, comme Jean­nette et Aurore, comme partout dans la classe dirigean­te communiste.

Ana, après avoir livré son mari au NKVD russe où il trouva la mort dans le purge communiste 1936-37 (tra­hi par sa femme), se promena en France.

Ici, elle est connue sous le nom de Mariana, com­me maîtresse de Desider Fried, alias Eugène Clément, un des fondateurs du P.C. Tchécoslovaque et secrétaire de l'organisation. Mariana eut une fille de Fried. En même temps elle a vécu «un peu» aussi avec Moritz Torez, avant Jeannette.

En Roumanie, on installa, en qualité de conseiller soviétique, Alexandre Nikolski, qui eut pour tâche d'exter­miner l'opposition, secondé par Joseph Kichinevski, agent politique chargé de détruire la langue et la culture roumaine.

DES TRAITRES

 

En Roumanie, Anton Alexandresco avait quitté le Parti National-Paysan après le 6 mars 1945. Le docteur Nicolae Lupu le suivra, formant un autre parti sans mem­bres. Le Parti National-Paysan restera sous la direction ferme de Iuliu Maniu et de Ion Mihalache, s'imposant comme la force la plus populaire que la Roumanie a ja­mais eue parce que ses aspirations se confondaient avec celles du peuple roumain. En ces moments critiques, tout le monde voyait le salut dans la personne de Maniu. Le Par­ti Social-Démocrate, sous la direction de Titel Petresco se scinde et une nouvelle fraction prit naissance avec Ste­fan Voitec et Lothar Radaceanu. Toujours en Roumanie, Gh. Tatarasco quitte le Parti National-Libéral de Dinu Bratiano pour aller vers les communistes. Les élections furent reportées à l'automne 1946, pour avoir le temps de mettre au point le système de répression et de falsifi­cation.

Après l'instauration du gouvernement Groza, imposé par Vichinski, les anglo-américains ont protesté, en fai­sant valoir que les accords de Yalta n'avaient pas été res­pectés. Ces accords prévoyaient entre autres que les trois Grandes Puissances prêteraient leur assistance aux états d'Europe libérés, «afin de former des gouvernements intérimaires largement représentatifs des éléments dé­mocratiques de la population et qui s'engageraient par des élections libres pour choisir la forme de gouverne­ment issue de la volonté du peuple».

Devant cette protestation, Molotov, ministre des af­faires étrangères de Russie, a répondu cyniquement à ses deux partenaires que le roi Michel avait résolu la crise par la formation d'un nouveau gouvernement représen­tatif, réunissant tous les partis politiques. A leur tour les anglo-américains ont fait savoir qu'ils ne reconnaissaient pas le nouveau gouvernement parce que les partis PNP et PNL n'y étaient pas représentés.

POSDAM

 

Entre le 17 juillet et le 2 août 1945 une nouvelle conférence des Trois Grands a eu lieu à Potsdam où Molotov a refusé d'accepter le contrôle des élections en Italie, en Grèce, Hongrie, Bulgarie et Roumanie. Face à cette situation, les américains et les anglais qui avaient main­tenant un gouvernement travailliste avec Clément Atlee, refuse de reconnaître le gouvernement Groza.

Le 20 juillet, les russes décernent au roi Michel la décoration de l'ordre soviétique «Victoria» en récom­pense de son changement de politique, s'alignant sur les Etats-Unis et hâtant ainsi la défaite des allemands.

Le roi Michel, après avoir investi Petru Groza pour former un gouvernement, a décoré ses membres.

Durant cette période, le président des Etats-Unis, Harry Truman, lors de son allocution à la radio du 17 août 1945, disait ceci: «A Yalta les trois gouvernements ont décidé d'assumer, en commun, l'instauration des ré­gimes démocratiques dans les pays satellites. Cette ré­solution a été confirmée à Potsdam, en ce qui concerne la Roumanie, la Hongrie et la Bulgarie. Ces pays donc ne seront jamais entraînés dans la sphère d'influence des autres puissances».

Ernest Bevin, ministre des affaires étrangères de la Grande Bretagne, en même temps, venait de déclarer que «le gouvernement roumain ne représentait pas la majorité du pays... et une sorte de totalitarisme avait été remplacé par un autre». Les deux pays refusaient de reconnaître le gouvernement Groza.

Pendant  la  Conférence  de  Potsdam   qui   commença le 17 juillet, Churchill exprima son mécontentement à propos de la Roumanie, où il n'y avait pas de régime dé­mocratique et où la Commission Alliée de contrôle était empêchée d'exercer ses attributions et ne pouvait pas cir­culer librement dans le pays. Dans ses «Mémoires sur la deuxième guerre» (tome VI, pag. 292),W. Churchill ra­conte: «Staline poursuivit dans tous les pays libérés par l'Armée rouge, la politique russe qui consistait à voir s'établir un Etat fort indépendant et souverain. Il était hostile à la soviétisation de ces pays. Ils procéderaient à des élections libres auxquelles tous les partis sauf les fascistes, participeraient... Staline déclara encore qu'il avait été choqué par la demande des Américains qui ré­clamaient un changement de gouvernement en Roumanie et en Bulgarie. Lui, il ne se mêlait pas des affaires grec­ques et c'était injuste de leur part».

LA CONFERENCE DE LONDRES

En ce qui concerne les accords de Potsdam, James Byrnes déclara: «Nous étions fermement convaincus que les accords intervenus serviraient de base à un rétablisse­ment prochain de la stabilité européenne... mais la viola­tion de ces accords transforma ce succès en faillite».

Après la publication des décisions prises à Potsdam, face aux insistances de Iuliu Maniu, président du Parti National Paysan, le roi Michel I, conformément à la Consti­tution roumaine, demanda à Groza sa démission. Celui-ci refusant, fut démit de ses fonctions sur la base des préro­gatives royales, le 21 août, date qu'on peut appeler le dé­but de la grève royale.

Pendant la crise royale de la Roumanie, le 24 août, les russes ont fait la déclaration suivante: «Le gouvernement soviétique envisage de façon négative l'exercice d'un contrô­le de la part d'Etats étrangers sur les élections nationales de n'importe quel pays, cette façon de faire étant con­traire aux principes démocratiques et lésant la souverai­neté du pays où l'on veut appliquer ce contrôle».

Dans ces moments, très intéressante fut la réponse bulgare à une note des Etats-Unis et de Grande-Bretagne qui considéraient les élections comme n'ayant pas un carac­tère démocratique et représentatif:

«Notre démocratie est une démocratie balkanique et non une démocratie occidentale. C'est pourquoi on ne nous comprend pas à l'étranger».

Le 10 septembre 1945, avant la Conférence de Lon­dres des Ministres des Affaires étrangères, un portparole de   Foreign  Office  a déclaré   que  la Grande-Bretagne  et les Etats-Unis étaient plus que jamais fermement décidés à ne pas reconnaître le gouvernement roumain actuel, bien que celui-ci bénéficiait de l'appui de l'URSS.

Le 13 septembre, pendant la Conférence des Ministres des Affaires étrangères, qui devait faire appliquer les déci­sions de Potsdam, les débats tournèrent à l'aigre quand on en vint à la Roumanie et à la Bulgarie.

La «Déclaration sur l'Europe libérée de Yalta» pré­voyait que les gouvernements des peuples devraient être constitués par des élections libres et en conformité avec la volonté librement exprimée par les peuples.

Puisqu'on avait stipulé que les Grands étaient tenus à consulter le cas échéant les Ministres des Affaires étran­gères, on a abordé ce problème: le roi Michel I de Rou­manie déclarait la «Grève Royale» suite au refus du gou­vernement Groza de respecter ses prérogatives. Par con­séquent, le Roi refusa de signer les textes officiels.

Le 19 septembre 1945, à Londres, M. Molotov a ex­posé au cours d'une conférence de presse l'attitude à l'é­gard de diverses questions:

«L'attitude du gouvernement soviétique à l'égard des gouvernements bulgares, roumains et hongrois, repo­se sur des faits que toute personne intéressée à la question est en mesure de vérifier. Nous estimons que les gouverne­ments de ces pays sont démocratiques et jouissent de l'ap­pui de la majorité."

Mais ensuite il a dit ironiquement: «Vous savez tout comme moi que personne n'est satisfait des gouvernements de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Hongrie, mais il n'y a pas vraiment de gouvernement dont on soit vraiment content. Nous pensons qu'il existe des pays dans lesquels la question de changement de gouvernement se pose et même avec urgence... Mais cette remarque ne s'applique ni à la Roumanie, ni à la Hongrie. J'ajouterai que les élec­tions nationales sont sur le point d'avoir lieu en Roumanie, en    Bulgarie et en Hongrie, sur des bases de suffrage universel et au scrutin secret. Il appartiendra aux Parlements qui y seront issus de s'employer à améliorer les gouverne­ments actuels.» (Ah! quel mensonge, quelle mise en scène!)

AFF, communiqua le 22 septembre: «On en est même à se demander dans certains milieux diplomatiques lon­doniens si M. Molotov ne tentera pas de briser le front anglo-américain, en prévenant le Conseil que si les Etats-Unis et la Grande-Bretagne restent sur leurs positions et refusent de modifier leur attitude à l'égard des gouver­nements balkaniques, l'Union Soviétique se verra dans l'obligation de conclure des traités de paix séparés avec ces gouvernements..."

L'avenir des îles Dodécanèses n'a pas à être tranché au cours des travaux concernant l'Italie. La délégation soviétique a demandé qu'il ne soit mis en discussion qu'au moment    les  problèmes  balkaniques  seraient abordés.

Dans les commentaires de la presse étrangère sur les résultats de la Conférence de Londres, on trouve par exem­ple dans le Figaro du 4 octobre: «le 19, 20, 21 septem­bre, la Conférence abordait le problème des Balkans. La dif­ficulté essentielle qu'offrait la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, refusant de reconnaître les gouvernements de Bucarest et Sofie, avait été, pour commencer, tournée par le moyen bien simple qui consista à supposer le problème résolu. C'est alors que M. Molotov, à la suite d'instructions reçues, de son gouvernement, déclara impossible de poursuivre les travaux sur l'accord de 11 et demanda simplement le retour aux dispositions prévues par le communiqué de Potsdam. Ainsi, aucune décision ne fut arrêtée.»

Les Français, qui n'avaient pas participé aux délibéra­tions de Potsdam, protestèrent contre cette façon d'envi­sager les choses. Ils firent valoir d'une part que l'accord de 11 avait été conclu à l'unanimité; d'autre part, que, en tout état de cause, la France a trop d'intérêts dans les Balkans pour s'en désintéresser.

Les Anglais et les Américains défendirent le point de vue français, mais les russes se bornèrent à invoquer la lettre de l'accord de Potsdam.

M. Bidault (ministre des affaires étrangères) a éga­lement considéré que l'intérêt prépondérant que la France avait toujours porté aux affaires roumaines, (des intérêts dans ce pays), lui donnait le droit de participer au règlement de paix avec la Roumanie. Un tel règlement conclu sans la participation de la France parrafssait  inconcevable.

Dans cette situation, la délégation américaine, par le même J. Byrnes, fit savoir qu'elle ne signerait pas le trai­té de paix tant que la situation n'aurait pas été éclaircie.

Un an après la «libération» du pays, le roi Michel I perdait la partie, et les accords de Potsdam demeu­rèrent lettre morte une heure après leur conclusion.

 

8 NOVEMBRE

Le président Truman décida d'envoyer en Bulgarie et en Roumanie un observateur en la personne de Mark Ethrige, qui devait rendre compte fidèlement de l'état des choses dans ces pays. Sa visite était annoncée début novembre.

Les citoyens sont débordés

Dans la crainte des manifestations estudiantines, le gouvernement a ajourné le commencement des cours, qui débuteront cette année le 15 novembre.

La population était en effervescence comme sur un volcan avant l'éruption.

On était dans l'attente. C'était comme si un courant électrique parcourait le pays d'un bout à l'autre. Tous, du plus petit au plus grand, hommes et femmes, attendaient le moment de pouvoir crier tout haut, toute la misère et les souffrances qu'ils enduraient depuis 6 mois.

L'arrivée de Mark Ethrige coïncidait avec l'anniversai­re du roi Michel, le 8 novembre.

Tout Bucarest et tout le pays ne parlait que de la journée du 8 novembre. Au sein du gouvernement c'était la panique. Il essayait par ses agents de découvrir ce qui se préparait.

Mais il n'y avait rien à découvrir car tout le monde parlait ouvertement. Tout le monde distribuait des tracts contenant toutes sortes d'appels pour préparer la popu­lation à la journée du 8 novembre. Es s'accrochaient tous à cette journée comme à une planche de salut. Deux semaines avant cette date, le club PNP de la rue Clemenceau a été envahi par des étudiants et des élèves de tous les âges qui ne posaient qu'une seule question: Qu'avons-nous à faire le 8 novembre?

La même chose se passait au siège du parti PNL, rue C.A. Rosetti, ainsi qu'en province.

Parfois nous répondions en riant: «Allez féliciter le roi ! »

—Allons-y, tout le monde au palais! répondaient-ils.

Les enfants de 10 à 12 ans avaient confectionné des cachets en caoutchouc, inscrivirent l'invitation pour le 8 novembre qu'ils apposaient partout. Dans les papeteries les étiquettes devenaient introuvables. Les élèves s'en étaient emparés, en les collant partout. Des équipes délé­guées par la Sûreté circulaient la nuit pour les en empê­cher, mais sans y réussir.

Les gens se préparaient, et plus le jour du 8 novem­bre approchait, plus la fièvre montait.

Sur le boulevard Filantropia, il y avait un dépôt de bois appartenant à Bebe Georgesco , qui avait permis à tous ceux qui voulaient préparer des pancartes portant des slogans, de se servir de son bois gratuitement.

Dans les foyers on activait aussi fébrilement.

Pendant la nuit du 7 au 8 novembre personne n'a fer­mé 1' œil au foyer de l'Académie Commerciale. C'est là que les slogans étaient mis au point et qu'on confectionnait les drapeaux.

Le foyer de la Polytechnique, rue Barbu Delavrancea, connaissait la même activité et la même fièvre.

Dans les rues, le calme n'y régnait pas.

A partir de 21 h, le 7 novembre le centre de la capi­tale a été pris d'assaut par toutes sortes de groupes portant des tracts qu'on collait partout. La police ne pouvait rien faire. La population collaborait avec tous ceux qui tapis­saient les boulevards, partait à leur défense ou bien les   avertissait    lorsque    la    situation    devenait   critique.

Vers minuit le calme était revenu.

Le 8 novembre vers 6 h du matin, je partis du club de la rue Clemenceau, vers l'Université. Arrivé devant le cinéma ARO, j'ai constaté qu'il y avait la police et un cordon de soldats. Il était 7 h. On ne pouvait donc pas se diriger vers le Palais. J'ai pensé qu'il y avait d'autres possibilités d'y arriver, mais toutes les rues qui menaient à l'Université étaient bloquées. Je suis allé jusqu'au lycée Lazar, mais c'était la même chose. On ne laissait passer que ceux qui habitaient dans la zone respective.

Autour de la statue de Mihai Viteazu, des groupes d'étudiants commençaient à se réunir, ainsi qu'à la place Romana.

Avec grande difficulté nous réussîmes, Ileana et moi, à nous frayer un chemin vers l'Athénée, en nous associant à un groupe qui allait chercher des billets à une agence de voyages. Mais il n'y avait pas moyens d'entrer à l'a­gence. Un groupe d'environ trente invalides de guerre, la plupart sur des béquilles, manifestaient devant le bureau du chemin de fer, pour le roi et la liberté.

Il était 8h30.

La place du palais était vide. Il n'y avait que des in­valides qui s'aidaient comme ils le pouvaient de leurs bé­quilles, pour ne pas être chassés par la police.

Tout à coup, béquilles et cannes en l'air, les invalides se sont tournés vers ceux qui voulaient les chasser, se di­rigeant vers la statue de Carol en criant au secour. L'instant d'après, une foule de gens issue d'on ne sait où, a fait son apparition et s'est associée à eux.

En dépit du fait que la journée avait été décrétée «Journée de travail» et que les écoles avaient fermé leurs portes pour empêcher les élèves de sortir, les gens quit­taient leurs bureaux et les élèves se faisaient la courte échelle, pour se diriger tous vers le Palais.

On entendait de loin les gens dans les colonnes, criant:

« Les communistes nous ont trahi,

Allons tous au Palais » !

 Vers les 9 h des bruits ont couru selon lesquels une colonne de plus de 1000 étudiants était partie de la place Romana et se dirigeait vers la statue de Mihai Viteazu, portant des pancartes avec des slogans, ainsi que des dra­peaux.

Une autre colonne, partie de la Faculté de Droit, se dirigeait également vers la statue de Mihai Viteazu.

Il n'y avait plus moyen de circuler place de l'Univer­sité. Les tramways étaient bloqués.

Une colonne s'est dirigée vers Calea Victoriei, mais n'a pu arriver plus loin que le palais du Téléphone, où l'ar­mée avait bloqué la rue.

Une autre colonne a pris la direction Cismigiu (le parc), passant par Schitu Magureanu où, au numéro 19, ils ont manifesté avec véhémence, se dirigeant ensuite vers l'église Blanche. A la tête de cette colonne se trou­vaient les membres de l'Académie Commerciale dont les chefs étaient bien connus.

Vers les 10 h, la place du Palais était remplie pour plus de sa moitié. Elle avait été envahie par les élèves qui s'étaient sauvés des écoles et on pouvait voir aussi quel­ques centaines d'officiers en uniformes, lesquels mani­festaient devant le Palais, coude à coude avec la popu­lation.

Tout d'un coup, de fortes clameurs résonnèrent sur la place du Palais Royal, couvrant les accords d'une fanfa­re. L'escadron du régiment d'escorte royale conduit par le capitaine Smarandache, fit son apparition, fanfare mili­taire en tête. Entouré par la foule, il ne put continuer. Après une courte délibération entre les trois commandants, le lieutenant Pop Valeriu a proposé au comandant Smaran­dache d'ordonner à la fanfare de jouer «l'Hymne au roi», (Traiasca Regele), « Reveille-toi roumain» (Desteapta-te Romane) et «Hora Unirii».

Un immense cercle s'était formé pour danser, en se donnant la main, cette ronde appelée «Hora Unirii».

A un moment donné, du côté du Ministère de l'Intérieur, on a ouvert le feu. J'ai vu tomber un officier tou­ché à la tête, deux autres blessés, l'un à l'épaule, l'autre à la main. La foule furieuse s'est dirigée vers le Ministère de l'Intérieur, aujourd'hui siège du Comité Central. La colère des gens montait. On a entendu une deuxième rafale tirée en l'air.

C'était sans doute une provocation, car lorsque la foule en colère est arrivée devant le ministère, on a vu sortir les soldats soviétiques, la «balalaica» au cou, qui ont commencé à entourer le bâtiment. Les gens ont compris et ont arrêté leur manifestation, pour qu'on ne puisse pas dire qu'ils ont voulu attaquer «les troupes de libé­ration».

Entre temps, on a envoyé, pour disperser la foule, des ouvriers travaillant au chemins de fer, équipés du ma­tériel nécessaire en la circonstance, mais ils ne purent mal­traiter longtemps les gens car les colonnes qui se trouvaient derrière les cordons ont réussi à avancer et, à l'aide de la population, elles ont bloqué les «dispenseurs d'ordre» qui essayaient de fuir. Ils couraient comme des lapins et beau­coup sautaient dans les voitures qui les avaient emmenés. La foule a renversé et incendié une voiture. Personne n'a pu l'approcher à cause de la foule. Elle a brûlé comme une torche jusqu'au soir.

Toute la scène de provocation qui s'est déroulée à partir du Ministère de l'Intérieur a pu être photogra­phiée.

La panique régnait au Ministère de l'Intérieur. Deux ans après, lorsque j'ai été arrêté, Turli Nicoulesco, qui était chargé de mon enquête, m'a avoué que lors de ces événe­ments il ne savait pas où fuir et a conclu:

«Heureusement que les troupes russes sont arrivées pour intervenir,    sinon la population nous aurait lynché!»

C'était vrai. Non seulement les troupes soviétiques sont intervenues, mais aussi celles de la division «Tudor Vladimiresco». Protégés par l'armée, les agents tapaient dans la foule et emmenaient leurs victimes au Ministère.

Parmi les arrêtés, il y a eu plusieurs jeunes filles, des élè­ves de lycée, ainsi que des enfants.

Parmi eux Mircea Vergulesco avec 7 collègues du lycée Gheorghe Lazar, les frères Nelu et Octavian Radulesco qui habitaient rue Lizeanu 20, Nicolae Ciachir, élève au lycée «Marele Voevod Mihai» et Borcea Ovidiu, élève au lycée «Principele Carol» qui a été tramé dans la cour du Ministère de l'Intérieur.

Lors de ces moments de terreur, Bulz, qui était main­tenant commissaire après avoir été informateur de Sava Dumitresco à la Sûreté jusqu'en 1944, cet homme sadi­que, inséparable ami de Mircea Santimbreanu, a abusé des élèves qui avaient été arrêtées. Homme borné, vraie brute, qui ne savait que frapper et ricaner,a fini par être arrêté à son tour par ceux-là même qu'il a servi, finis­sant à Aiud dans la camisole de force.

L'intervention de l'armée qui a collaboré avec les rus­ses, a fait des nouvelles victimes en tirant sur la foule, qui par vagues les faisaient reculer.

Parmi les tués il y en avait le commissaire commu­niste Ion Sulea, qui sera décrété héros par la suite.

Vers 4 h de l'après-midi, je suis sorti et j'ai pu cons­tater que la population avait été repoussée seulement jusqu'au «Cercle Militaire».

La Préfecture de Police a envoyé du renfort et ils ont commencé à attaquer par le flanc, poussant les mani­festants petit à petit jusqu'au restaurant «Princier».

Sur le boulevard Elisabeta, pendant que les agents se jetaient comme des buses pour arrêter les gens, l'armée a ouvert le feu, blessant gravement 5 personnes, dont une femme.

Sur toutes les artères qui partaient de la Place du Pa­lais, on pouvait rencontrer la même résistance farouche de la part de la foule opprimée.

Jusque tard dans la nuit, la colonne des manifestants a   parcouru   les   quartiers,  dénonçant  les  crimes  commis et incitant à la solidarité contre les assassins.

Le 8 novembre est la fête des St. Michel et Gabriel, très respectée en Roumanie. On s'est réuni à plusieurs chez le père Vasile Soroaga, qui tenait une pension rue Sf. Apostoli, pour fêter Misu Tartzia, le président de la jeunesse national-paysanne.

Dans un petit local, le père Vasile, homme bon et gé­néreux, nous avait ouvert un crédit à quelques dix d'entre nous.

Chez lui on mangeait toujours à sa faim. Il ne deman­dait jamais à être payé, mais je crois qu'il a été toujours satisfait.

Il avait toujours les larmes aux yeux en nous voyant entrer chez lui et nous offrait toutes sortes de petits plats cuisinés par sa femme.

De temps à autre, une personne venait nous rensei­gner et nous tenir au courant de ce qui se passait dehors, car le vacarme de la manifestation ne s'était pas encore apaisé, malgré l'heure avancée. On a appris qu'il y avait encore des gens au lycée Lazar qui étaient molestés par l'armée.

Constatant que les choses s'étaient à peu près calmées et que les tramways circulaient à nouveau, nous décidâ­mes de rentrer aussi. Nous étions 4 devant la station de tramway: Misu Tartzia, Ion Goia, dr. Marcel Radulesco et moi-même. Pendant qu'on attendait le tramway, un camion s'est arrêté près de nous, et des soldats de la divi­sion «Tudor Vladimiresco » sortant du camion, ont vite fait de nous embarquer avec quelques autres passants, sauf Goia qui a réussi à s'échapper.

Quelques minutes après, on nous a débarqué devant le Ministère de l'Intérieur, rue Onesti.

Là, un lieutenant-colonel lequel n'avait certainement pas dépassé le grade de caporal, a commencé par nous in­jurier, en disant qu'il ne savait pas quoi faire et qu'il n'a­vait même plus de place dans les couloirs. Après avoir par­lé avec l'un des lieutenants nous ayant amené, il a commence à nous frapper avec ses bottes et on nous embarqua, cette fois-ci, pour la Préfecture de Police.

A la Préfecture la situation était la même. Il n'y avait pas de place. Le commissaire de service se plaignait: «J'ai même évacué les voleurs, mais il n'y a plus de place». Com­me il était minuit passé, il a eu pitié de nous et nous a entassé parmi les 200 autres détenus.

Ainsi prit fin la journée du 8 novembre, dans la capi­tale, 20 morts, plus de 100 blessés graves et environ 3000 arrestations.

En province le bilan n'était pas moindre: des ma­nifestations terminées aussi par des arrestations à Cluj, Ti-misoara, Iassy, Constantza, etc. La jeunesse avait mani­festé son désaccord, en protestant avec énergie contre les abus du gouvernement dictatorial, instrument de l'Union Soviétique. A Craiova, les élèves quittèrent les écoles, et se réunirent dans le même but.

Le lendemain il nous fut possible d'envoyer une mis­sive au père Vasile Soroaga , pour l'avertir de notre arres­tation et que nous nous trouvions à la Préfecture de Poli­ce. Nous reçûmes trois heures après un paquet assez gros avec  toutes  sortes  de gâteries  et  cela continua pendant 10       jours, jusqu'à notre sortie. Par la même occasion nous avons aussi reçu des nouvelles de l'extérieur.

Nous apprîmes aussi de source sûre, qu'une voiture fermée, se dirigeant vers le Crématoire, dé­versa sur le trottoir les morts, afin qu'ils fussent brû­lés.

A quelques jour de là environ 7 «communistes » furent enterrés, tués par les communistes qui avaient tiré le 8 novembre sur la foule. On les avait    déclaré    héros. I1   s'agissait  probablement  d'agents  de  provocation  infil­trés parmi la population. D'après la méthode communiste, lorsqu'ils ont tiré, ce fut sans tenir compte des appartenances, du sexe ou de l'âge.

Et  c'est  ainsi  que  des héros naquirent malgré eux. Pendant   trois   jours   personne   ne   nous   interrogea on ne nous demanda même pas nos noms.

Les nouvelles de l'extérieur témoignaient de leur confusion. Ils n'étaient pas encore revenus de leur pani­que et avaient l'intention d'intenter un procès au PNP et au PNL.

On apprit aussi qu'ils avaient arrêté pêle-mêle quel­ques milliers de gens et comme il n'y avait plus de place, on avait rempli la prison de Jilava et la caserne de la divi­sion «Tudor Vladimiresco».

Après une semaine, le tri commença. On nous appelait, on nous injuriait, on nous obligeait ensuite à faire une dé­claration. Nous leur dîmes toute la vérité, comment nous étions allés fêter chez un ami le jour du 8 novembre qui était sa fête et comment on nous avait enlevé en pleine rue à notre retour. Ils allaient vérifier tout cela.

Entre temps on nous rasa la tête et nos vêtements furent expédiés à l'étuve. Dix jours après, je fus remis en liberté.

Tartzia Mihai, en qualité de président de la jeunesse paysanne et Marcel Radulesco, président des étudiants PNT de la Faculté de Médecine, ne furent pas libérés. Leur nom figurait déjà sur les listes de ceux qui devaient être arrêtés. On ne savait pas qu'ils l'étaient déjà. Ils furent retrouvés dans la Préfecture et déférés à la Cour Martiale pour un procès qui n'était qu'une mise en scène.

Des personnalités politiques des deux partis de l'op­position furent convoquées à leur tour. Nicolae Penesco, secrétaire général du PNP, présenta des photographies prouvant qu'on avait tiré du Ministère de l'Intérieur.

Ces photos avaient été prises en même temps par des Américains. Un compte rendu détaillé contenant les pho­tos fut remis à Mark Ethrige, délégué du président Truman, qui venait justement d'arriver à Bucarest pour se rendre compte par lui-même de la situation et des libertés dont bénéficiaient les partis politiques dans leurs activités. Il arriva à temps pour constater la réalité.

En  sortant  de prison,  Iuliu  Maniu  m'appela à son domicile, rue Sfintilor 10. Je lui exposai la situation des dé­tenus, leurs conditions de vie, le déroulement de l'enquê­te et l'opinion qu'ils s'étaient faites. Ils pensaient que le gouvernement cherchait un prétexte, une manifestation par exemple, mais ils ignoraient jusqu'où irait l'opposition du peuple. Alors pour y faire face le gouvernement sollicita l'aide des russes et ouvrit le feu pour intimider la fou­le.

Connaissant mes avatars avec le NKVD à Craiova, Maniu demanda où j'habitais, car il jugeait plus sage que je disparaisse pour un certain temps. On pourrait facilement me dénicher, en vérifiant la liste de ceux qui avaient été arrêtés.

Je lui répondis que depuis mon arrivée, je m'étais débrouillé pour passer mes nuits au club du PNP et que mê­me   si   cela n'était pas trop confortable, j'y retournerais.

Maniu fut surpris d'entendre cela et me dit: «Si jamais Teohari Georgesco venait à faire une des­cente au parti et qu'il vous y trouve, il pourrait vous arrêter et Dieu sait pour combien de temps. Il est fort possible qu'il le fasse un jour et même il pourrait y déposer des armes et du matériel com­promettant pour impliquer les partis d'opposition. Ecoutez-moi, mon cher, vous et votre ami Ion Go-ia, vous prendrez ma chambre; c'est là que vous prendrez vos repas. Madame Clara Romanos s'en occupera. J'irai moi-même chez des amis. Vous resterez ici jusqu'à ce que les choses se calment et que je vous aie trouvé un autre endroit.»

Nous restâmes chez lui jusqu'au jour de St. Nicolas. Iuliu Maniu vivait fort modestement, il n'avait qu'une piè­ce et une salle à manger et je fus obligé de partager son lit avec Ion Goia.

Le 5 décembre, je déménageais rue Popa Soare, chez le professeur G.K. Constantinesco dans une pièce qui était   devenue  un  lieu  de  refuge   pour beaucoup d'amis.

Le lendemain, jour de la fête de Nicolas Penesco et de Nicolas  Lupu, deux délégations  faisant partie de l'organisation de la jeunesse décidèrent d'aller leur présenter leurs vœux. Avec Alexandru Dragulanesco, à l'époque président du Centre Universitaire à Bucarest, lequel devint par la suite l'un des agents de la Sûreté les plus zélés, j'al­lai féliciter Nicolas Lupu. Celui-ci était à la messe. Il revint accompagné de son ombre, A. Munte, ainsi que de D.R. Ioanitzesco. Ce dernier porta un toast en l'honneur de N. Lupu en ces termes:

«Monsieur le Président, vous êtes le trait d'union entre la classe ouvrière et les paysans et beaucoup ont mis leurs espoirs en vous. Si vous marchez dans le droit chemin sans hésiter, nous vous suivrons.»

Mais nous sentîmes que quelque chose sonnait faux. Nous avions raison car, en moins d'un mois, N. Lupu, voyant qu'il était en totale opposition avec la délégation permanen­te du parti, est parti, suivi par D.R. Ioanitzesco, secrétaire, profitant de la générosité des communistes qui lui offrirent un siège, lui payant même les frais pour la parution d'un journal.

Le 1er décembre 1945, Titel Petresco, secondé par Adrian Dimitriu, décide que les sociaux-démocrates ne fi­gurent pas sur des listes communes avec d'autres partis politiques aux prochaines élections.

Les contestations des partis politiques de l'opposi­tion, ainsi que le compte-rendu du délégué du président Truman, furent discutés, en attendant que les Américains prennent une décision.

Mark Ethrige, l'envoyé du président Truman, arriva à Bucarest ayant la mission de constater les conditions dans lesquelles se déroulait l'activité des partis politiques; à cette occasion le gouvernement avait ordonné le 8 novem­bre qu'on ouvre le feu sur la population qui manifestait dans les rues pour le roi. Il y eut des morts et des arresta­tions massives (dans tout le pays). Peu après, en décembre, il y eut une nouvelle conférence des Ministres des Affai­res   étrangères,   qui   ont   «indiqué»   aux   partis  politiques majoritaires roumains d'envoyer chacun un représentant dans le gouvernement Groza, afin de préparer les élec­tions.

«Les trois gouvernements sont prêts à donner au Roi Michel I les conseils que celui-ci demandait dans sa lettre du 21 août au sujet de l'élargissement du gouvernement roumain... Les trois gouvernements expriment l'avis qu'un gouvernement roumain ainsi réorganisé devra déclarer que des élections libres sur la base du droit de vote secret et général auront lieu. »

En réponse aux protestations des anglais et de l'Amé­rique après la visite en Europe de Mark Ethrige, qui avait rapporté l'impopularité de ces régimes imposés, les Rus­ses acceptent des simulacres d'élections. La politique de division des grands partis agrariens, spécifique aux deux pays voisins que le Danube séparait, se fait de la même manière. Une dissidence se crée au sein du parti bulgare agrarien dont le chef était G.M. Dimitrov et le secrétaire Nicola Petcov. Les dissidents sont: le président Alexandre Obov et Traicov, secrétaire général.