LA JEUNESSE

La popularité du Parti National-Paysan fut prouvée par la masse des adhérents venus de toutes les catégories sociales.

C'est la jeunesse, flux puissant, qui a été la plus coura­geuse et qui, sans se laisser intimider, s'élançait dans la bataille ne reculant devant aucun obstacle. C'était cela la jeunesse estudiantine roumaine à côté des ouvriers. Iuliu Maniu, symbole des aspirations de son pays, a senti le pouls de cette jeunesse. C'est pour cette raison qu'il a tenu à exposer devant les étudiants l'idéologie du Par­ti National-Pays an, le 18 juillet 1945. Une masse humaine de toutes les catégories et de tous les âges a envahi la rue Clemenceau jusqu'à l'Athénée. La foule était impatiente d'écouter les paroles d'un homme qui ne s'est jamais plié devant personne: «C'est à vous, mes chers, que je m'adresse, vous qui êtes et resterez toujours l'espoir du peuple rou­main, qui se trouve aujourd'hui à un tournant de l'histoi­re qui décidera de son sort— maintenant que vous êtes sur le point de partir en vacances vers tous les coins du pays, en vous priant de vous faire les messagers des idées que nous annonçons et servons, pour le bien de vos frè­res, parents et amis. Ce sont des idées simples, résultat des expériences, des désirs et de la vie d'un peuple tant éprouvé, idées par lesquelles nous voulons l'élever à la pla­ce qui lui est due parmi les peuples civilisés de ce siècle tourmenté.» Ensuite Iuliu Maniu a exposé les 4 principes de base de l'idéologie nationale-paysanne:

Nationalisme: la compréhension librement consentie de tous pour élever la nation au même standing de vie dont bénéficient les minorités, dans notre pays. En le mettant sur un pied d'égalité économique et sociale avec l'étranger du pays, nous sommes sûrs que notre frère l'ouvrier ou le paysan saura gagner la compétition, n'admettant pas à l'avenir d'accepter une situation d'infériorité.

La justice sociale: devra garantir l'essor et les condi­tions de vie des plus défavorisés dans un climat propice à la propriété et la liberté individuelle.

La morale chrétienne: devra s'inspirer des préceptes de vie chrétienne, d'amour pour son prochain, d'aide aux pauvres, assurant une bonne ambiance dans la vie de tous les jours.

La démocratie: considérée comme le stade le plus avan­cé au sein duquel se développe la vie politique, sociale et économique, devra garantir les libertés sous tous les as­pects, favorisant les confrontations des opinions et garan­tissant les droits de chacun.

Ces 4 principes ont eu un accueil enthousiaste de la part des masses et ont constitué le matériau de base pour les étudiants qui partaient en vacances.

Un procès connu sous le nom de «Organisation T» a été mis en scène au cours du mois de juillet 1945. On a arrêté des membres de tous les partis politiques, adversai­res au régime instauré par les russes. On a supposé que le chef de cette organisation était l'avocat Tetzu Remus, faisant partie de la jeunesse nationale-libérale du IIème sec­teur Jaune de Bucarest. C'est grâce à lui que l'arrestation du groupe s'est faite, ainsi que la mise en scène avec des accusations de la Sûreté, conseillant aux autres de reconnaî­tre les faits imputés. Il a eu une attitude enfantine, pen­dant que la Sûreté cherchait à impliquer les chefs des partis politiques à l'aide des déclarations qu'avaient faites les détenus. Ils avaient été accusés d'organisation terroriste, ce qui était absurde. Parmi les détenus il y avait:

—Cernovodeanu Dan, le chef de cabinet de Bébé Bratianu,

—Georgesco   Adriana,   chef   de   cabinet   du   général Radesco, dont le comportement, en dépit des tortures infligées, a été admirable.

—Deleanu Sergiu,

—Georgesco Nicolae, national-libéral,

—Maltezeanu Radu, national-libéral,

—Negresco Alexandru, national-libéral,

—le professeur Victor Isac, de la Jeunesse Nationale-Paysanne,

—Batranu    Nicolae,    commandeur    dans    l'aviation,

—Boghea Antim, Secrétaire Général du parti Social-Démocrate,

—Flueras Ion, du parti Social-Démocrate,

—Jumanca Iosif,

—Grigorovici Gheorghe, du parti Social-Démocrate,

—Maglasu Ion, du parti Social-Démocrate,

—Domasneanu Petre, commandeur.

—Stefancovici Mircea, PSD.

La jeune Nicoleta Valeria Bruteanu, une parente de Iuliu Maniu, qui avait mené une activité clandestine dès 1942 aux côtés du président du PNP, a été arrêtée pour son appar­tenance à ce parti. En plus, elle collaborait au journal «Dreptatea». Elle a été mise en liberté après 30 jours de détention. En fait, tout le lot de cette organisation a été soumis à une enquête menée par le consilier soviétique Nicolski, secondé par le sadique Bulz, collègue de faculté de beaucoup de ceux qui avaient été accusés et, pour se venger d'eux, il leur a infligé toutes sortes de tortures. Après la condamnation, Tetzu Remus s'est évadé de la prison et enfui du pays.

Au procès, ont été appelés à témoigner des chefs politiques parmi lesquels: Bébé Bratianu, Puiu Angelesco, George Fotino, Ghitza Pop, Ion Gigurtu, Mihai Romniceanu et Istrate Micesco.

Ce dernier, radié du barreau des avocats, a déposé en tant que témoin et a prononcé un plaidoyer pour la défense d'Adriana Georgesco.

Les  avocats  présents   étaient: Emil Ottulesco, Virgil Veniamin, Stelian Ionesco, Iosif Toma Popesco et Mircea Sion et ils ont réussi à démontrer que les accusations n'étaient pas fondées. Malgré cela, les condamnations ont été prononcées par le président Alexandru Petresco qui a débuté dans sa carrière sous les communistes à l'occa­sion de ce procès. Ce colonel qui avait jugé et condamné à mort sous Carol II et Antonesco, allait être jugé à son tour comme criminel de guerre. Parce qu'il avait en sa possession des papiers compromettants contre les com­munistes, du temps où il était directeur des prisons, il a du se cacher jusqu' après la date du 6 mars 1945.

Gheorghiu-Dej s'est servi de lui dans les procès qui se préparaient, étant lui-même soumis au chantage, par la publication de preuves compromettantes. Dorénavant, la carrière d'Alexandru Petresco était ouverte et ils ont fait  un  couple  parfait  avec le procureur Iorgu Popesco.

Pour Alexandre Petresco on a créé la section IV spéciale de la Cour Martiale du deuxième corps de l'armée.

ENTRAVES A   LA PROPAGANDE D'OPPOSITION

Le 19 juillet 1945, arrivé à Craiova, je me suis rendu le jour même chez le professeur Ilie Ion, président de l'or­ganisation PNP dans le département de Dolj, pour lui faire part de mes intentions de prêter mon concours à l'organi­sation de la jeunesse dans la région d'Olténie.

Il a écouté attentivement l'exposé de mon plan, mais sa réponse a été plutôt sceptique: «Je serais vraiment heureux si tu réussissais, mais pense qu'ici les gens n'ont même pas le courage de se rendre au club! La terreur y règne et ceux qui osent approcher du siège sont chassés.»

Ensemble, nous avons décidé d'ouvrir le club dès le lendemain. Il devait rester ouvert toute la journée, la per­manence étant assurée par trois jeunes gens, bien décidés à nous aider.

Le jour de la St. Eloi a eu lieu une séance de la dé­légation permanente à laquelle ont participé à part le pro­fesseur Ilie Ion: MM. l'avocat Ion B. Georgesco, av. Oan-tza, le professeur Mihai Paulian, prof. Nitu, professeur Ghenesco Mihai de Bailesti, dr. Mihail, C. Mititelu, Turco, Stanesco, fonctionnaire au chemin de fer qui s'occupait de l'organisation des ouvriers paysans.

Le problème numéro un a été la réimpression du journal hebdomadaire «Brazda», à cause du manque de pa­pier.

On a décidé de multiplier le discours de Iuliu Maniu dans lequel il avait fixé les principes idéologiques du Parti National-Paysan. Les gens attendaient un mouvement, un encouragement pour échapper à la terreur de la police dont les représen­tants étaient après le 6 mars, Badica un peintre en bâtiment et Danesco originaire de Calafat.

Notre initiative d'ouvrir le club a porté ses fruits et des centaines de personnes sont venues nous voir.

Trois jours après, j'ai fait un saut jusqu'à Tg. Jiu où j'ai pris contact avec l'avocat Arjoceanu pour discuter de l'organisation de la jeunesse dans le département de Gorj. De là je me suis rendu à Turnu Severin, où le pro­fesseur Danciu m'a assuré de tout son soutien.

A Craiova, un numéro de «Brazda» a été imprimé avec beaucoup de difficultés causées par la peur des impri­meurs qui n'osaient travailler pour l'opposition. Le jour­nal s'est vendu dans la rue comme du petit pain.

Nous étions satisfaits, car les choses paraissaient prendre une nouvelle tournure, à Craiova aussi.

Mais le 27 juillet, j 'ai été arrêté rue Calea Unirii par deux agents: Radulesco et Oantza. A la Sûreté j'ai rencontré Stanesco. On nous accusait d'avoir saboté la convention de l'armistice en faisant multiplier et en diffusant des écrits qui n'avaient pas encore été censurés. Nous devions être jugés pour cela.

Nous nous sommes rendus compte aussitôt qu'il s'a­gissait du discours de Iuliu Maniu, que Stanesco avait déjà fait circuler, mais le but de notre arrestation était surtout l'intimidation.

La Sûreté nous a retenu jusqu'au 1er août et on a ré­digé notre dossier. L'enquête a été menée par le commissai­re Iatagan, lequel sera arrêté à son tour, 3 ans après. Mais tout cela n'était qu'une mise en scène.

Pour notre défense, nous invoquions la liberté de la presse prévue par la Convention de l'armistice et le fait que nous appartenions à l'un des plus populaires partis du pays. Mais nous n'avions pas d'interlocuteurs.

Après 5 nuits où les tables nous ont servi de lit, le 1er août,  le  procureur  en   chef nous   a  confirmé le mandat d'arrêt en vue de nous faire passer en jugement.

Le procureur Voinea, après avoir feuilleté le dossier, s'est adressé au commissaire qui nous avait accompagné, en lui disant de nous laisser seuls. Celui-ci lui a fait remar­quer qu'il était tenu de nous ramener à la Sûreté.

—Maintenant c'est moi qui dispose d'eux, les accu­sations ne sont pas fondées et la loi m'oblige de les mettre en liberté, après avoir mis mes conclusions, a répondu le procureur.

Restés seuls avec lui, il nous a relaté sur un ton amical, que tout cela n'était qu'un acte d'intimidation contre ceux qui essayaient de lever la tête. Une demie heure après, nous étions libre et nous nous sommes rendus au club où les autres étaient déjà au courant de notre libération.

Les gens commençaient à prendre courage de plus en plus, ce qui ne réjouissait guère les services de la Sûreté.

Le 4 août, pendant qu'au siège de notre organisation se tenait la réunion de la délégation permanente, 6 agents conduits par Badica et Danesco y ont fait irruption. Le prétexte était qu'ils possédaient des informations selon les­quelles il y aurait du matériel compromettant, et ils se voyaient obligés de procéder à une perquisition.

Pendant qu'ils faisaient mine d'inspecter les bureaux, un agent, Mitricov, a sorti des papiers qu'il voulait intro­duire dans le poêle. Le prof, Ilie Ion et moi, nous l'em­pêchâmes de le faire. Il avait dans sa main un tas de tracts qui accusaient l'Union Soviétique et qui incitaient à la ré­volte armée.

Etant ainsi démasqués, les agents se virent obligés de partir. Parmi les jeunes qui avaient participé à la réunion, il y avait un ancien collègue de lycée, Stancoulesco Marin, qui s'est révélé peu de temps après, être un agent de la Sûre­té et du NKVD.

Notre organisation était devenue plus forte, les jeunes avaient créé un comité départemental de coordination, espérant une audience de plus en plus large auprès de la population, ce qui n'était pas du goût de la Sûreté.

Vers le fin d'août ,j'ai été averti qu'on voulait m'arrêter, à nouveau.

Le 21, lorsque j'arrivais à la maison, quelqu'un est venu frapper à ma porte. C'était un agent qui m'a fait sa­voir que le chef voulait me parler et qu'il allait m'appeler. J'ai disparu aussitôt et m'éloignai de la maison à travers les cours des voisins.

Dix minutes après, deux voitures ont stoppé devant la maison et des agents ont demandé à me voir. Ma mère leur a dit que j'étais parti à leur recherche. Ils ne sont pas entrés dans la cour, mais ils ont attendu une demi-heure, insistant pour me voir.

Informé de ce qui se passait à la maison j'ai quitté le quartier, fort heureusement d'ailleurs, car, dans l'après-midi, les soldats soviétiques avaient passé au peigne fin les maisons sur une distance de 500 m, disant qu'ils sont à la recherche des espions allemands cachés.

J'ai jugé bon de quitter la ville et suis parti dans le dé­partement de Gorj où je suis resté deux semaines.

Comme la rentrée universitaire approchait et qu'à la maison le calme était revenu, je suis retourné à Craiova, pour préparer mon départ à Bucarest.

Le 6 septembre je suis passé au club pour me rensei­gner sur la situation. L'activité continuait et le journal paraissait, mais les exemplaires étaient peu nombreux à cause du manque de papier.

 

LA POLICE ROUMAINE AU SERVICE DES RUSSES

Arrivé le soir à la maison, je n'étais pas encore cou­ché que des coups assez forts se firent entendre à la fenê­tre. Je n'ai pas reconnu la personne qui frappait et, comme elle insistait, j'ai crié: «Aux voleurs»! pour alerter les voisins. Dix minutes après, 5 personnes sont entrées dans la cour en se recommandant: inspecteur régional Danesco, questeur Badica que j'avais déjà rencontré, ainsi que d'autres person­nes que je ne connaissais pas. Ils m'ont demandé de les accompagner pour faire une déclaration.

A mon tour je leur ai demandé l'autorisation du pro­cureur. Dix minutes sont passées et on a apporté un ordre signé portant le cachet du Tribunal de Craiova. Je suis par­ti avec eux.

Les voisins étaient en spectateurs. Ma mère m'a suivi jusqu'au premier coin de rue où étaient stationnées deux petites voitures. J'ai écrit devant eux les numéros des voitures et donné à ma mère le billet pour qu'elle puisse avertir le professeur Ilie Ion, président du PNP du dépar­tement de Dolj, que je venais d'être arrêté.

La nuit, nous nous dirigeâmes vers la questure de Craiova, où après notre arrivée ils m'ont fait subir pour la forme un interrogatoire, qu'ils ont interrompu vers 1 h pour le reprendre le lendemain.

Le 7 septembre, ma mère est venue m'apporter à man­ger et m'a dit que le professeur Ilie Ion est allé au Tribu­nal pour demander le motif de mon arrestation.

Jusqu'au soir le calme a régné. Vers 9h, une enquête a   commencé   à   laquelle   participaient:   Danesco,  Badica, un civil parlant russe et Mitricov, qui faisait l'interprète. Ils posaient des questions banales: quelles étaient les person­nes qui faisaient partie de la délégation permanente, qui s'occupait du tirage du journal, qui sont les jeunes qui font partie du club...

Je leur ai répondu qu'ils avaient pu le constater par eux-mêmes lorsqu'ils ont fait la perquisition au club, et que nous n'avions rien à cacher, le club étant ouvert à tous.

—Mais qui vous a délégué de Bucarest pour cette or­ganisation?  a  demandé  le russe et l'interprète a traduit.

Pourquoi aussi ne pas suivre la politique de Anton Alexandresco, qui est national-paysan, au lieu d'être du côté de Maniu qui est l'ennemi du peuple?

Je me suis rendu compte que c'était une provocation et je n'ai pas répondu.

Comme je ne disais rien, ne voulant pas leur donner l'occasion d'interpréter mes paroles comme une insulte à l'adresse des russes, ils ont discuté entre eux et ont déci­dé pour le lendemain de me fournir du papier de quoi écrire.

Le lendemain, le commissaire Iatagan me fit venir et me remit le papier. J'ai refusé d'écrire, déclarant que j'appartenais à un parti démocratique reconnu par les 4 grandes puissances, qui lutte pour les libertés individuelles prévues dans le cadre de la Convention d'armistice.

Trois heures passèrent de cette façon, lorsque Mi­tricov arriva et je le vis dire au commissaire qu'il a été rue Ch. Ghitu et que tout est arrangé...

On m'a gardé dans une pièce où je suis resté jusqu'au lendemain soir, le 9 septembre, pour subir à 22h un nou­vel interrogatoire. Cette fois-ci j'ai été questionné par: Danesco, Badica, le capitaine russe Petrov et un nouvel interprète à l'accent bessarabien. Ils m'ont posé toujours les mêmes questions, répétées à l'infini, en roumain et en russe. Vers minuit ils ont dit qu'ils savaient à quoi s'en te­nir sur mon compte, qu'il ne me restait plus qu'à signer le procès-verbal, et que j'étais libre.

J'ai été surpris quand 5 minutes après ils m'ont pré­senté le procès-verbal qui disait ceci: «Aujourd'hui 9 sep­tembre, 20h j'ai été libéré». J'ai protesté car l'heure était en réalité 24, mais ils ne l'ont pas changé et j'ai fini par signer. J'étais content d'être libre.

Devant la Sûreté qui se trouvait à côté du Collège «Carol I», où j'avais fait mes études, je me suis arrêté un instant. Il faisait très noir.

 

ENLEVE PAR NKVD

Je me suis dit qu'il serait préférable de rentrer par les rues moins désertiques, mais à cause de l'heure tardive et aussi à cause des russes qui se livraient la nuit à toutes sortes d'actes répréhensibles, il n'y avait pas âme qui vive dans les rues.

Je suis passé devant le Collège, ensuite après l'église St. Trinité j'ai contourné pour arriver à la préfecture. Je n'étais pas encore arrivé devant l'entreprise «Ramuri», que j'aperçus un individu qui se dirigeait vers moi. J'en­tendis derrière moi le bruit d'une petite voiture et deux personnes   en sont sorties: le capitaine Petrov et l'agent.

—Eh bien, vous voyez, on vous a libéré, m'a dit l'a­gent.

—Et pourquoi m'aurait-on gardé? Je n'ai rien à me re­procher.

—Nous  allons  vous  conduire chez vous, il est tard.

—Cela n'est pas nécessaire, j'irai à pied.

Je n'ai pas fait un pas que je fus jeté dans la voiture entre deux personnes. La voiture avait des petits rideaux. Le capitaine a pris place à côté du chauffeur. J'ai été enlevé en plein centre de Craiova sans que quelqu'un puisse s'en apercevoir! On m'a dit de ne pas bouger et j'ai sen­ti le canon du pistolet dans ma nuque...

Je pensais au procès verbal et à la raison pour la­quelle ils ont refusé de changer l'heure. J'ai compris tout d'un coup: la Sûreté avait fait son devoir, elle m'avait enquêté et mis en liberté après 72 heures de détention. Elle avait les mains propres! C'était maintenant au tour du NKVD d'agir à sa guise.

Donc les faits rapportés de ce qui s'était passé en Bessarabie après 1940 et dans la Russie socialiste n'étaient pas une légende. C'est maintenant que j'allais pouvoir appré­cier, enfin, la joie de ne plus être sous la dictature nazie. Les amis de l'Est nous montraient un visage humain.

En bougeant la tête pour me moucher, j'ai senti quel­que chose de froid dans la nuque. Cela m'a ramené à la ré­alité, il fallait que je prenne une décision et réfléchir à ce qui m'attendait. Probablement qu'ils vont essayer de m'extorquer par la torture tout ce que je savais, ensuite je serai jeté à la fosse commune.

La meilleure attitude que je pouvais adopter était celle de ne rien dire, comme à la Sûreté.

Tout  à   coup  la voiture a viré, pénétrant dans une cour. J'ai vu qu'on se trouvait devant une maison de bo­yard,  plus  tard la résidence de la Métropolie d'Olténie. On me fit descendre en m'amenant  au rez-de-chaus­sée dans une grande pièce qui servait de bureau. Je crois qu'il était minuit passé.

Le capitaine Petrov s'est assis au bureau et l'inter­prète à côté de moi. Devant mes yeux pour m'éblouir on a fixé une lampe électrique puissante. J'étais aveuglé.

 —Eh bien, maintenant vous allez dire tout ce que vous n'avez pas voulu déclarer à vos roumains, sinon vous disparaîtrez dans une bouche d'égouts, m'a dit le russe. J'avais entendu parler du triste sort du colonel dr. Carausu, qu'on avait tué de cette façon.

—Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai déjà dit. —Comment  n'as-tu (j'ai oublié de dire qu'il me tu­toyait) rien à ajouter quand là-bas tu n'as rien dit? —Parce que je n'avais rien à dire.

—Tu  es  un bandit,  un fasciste, tu ne te rends pas compte que ta vie est entre mes mains?

—Rien   ne   m'intéresse   plus,   vous   pouvez   disposer. Il s'est levé et m'a assené quelques coups de poings, je suis tombé, il s'est précipité et m'a donné des coups de pied en criant: «Sortez le d'ici ce fasciste!»

J'ai été amené au sous-sol, dans une pièce sans fe­nêtre, longue de 4 m et large de 1,5 m. Derrière moi des grilles et derrière les grilles était posté un mongol aux yeux obliques, avec une «balalaïca» (mitrailleuse) prête à servir. Par terre du ciment, rien d'autre. Pas une chaise, rien. J'ai fait quelques pas dans ce sombre couloir, mais j'étais mort de fatigue et j'avais mal à la tête. Je me suis approché de la grille: derrière il y avait un balai. Le mon­gol me regardait. J'ai pointé l'index vers le balai. Il n'a pas bronché. J'ai osé passer la main à travers les grilles tirant vers moi le balai. Il n'a fait aucun geste. J'ai donc pris le balai, me dirigeant vers un coin et le posai par terre.

Ainsi à l'aide du balai je me suis aménagé un petit coin pour dormir. Je ne sais pas si mon sommeil fut long, car je fus réveillé par l'agent qui m'a emmené au bureau.

Dehors il ne faisait pas encore jour, la lumière était allumée. Il était peut-être 6h. A nouveau le faisceau de lumière puissante devant mes yeux.

—Eh bien, as-tu réfléchi? a demandé le capitaine.

—C'est tout réfléchi.

—Toujours le même fasciste. Un bandit pareil au vieillard Maniu. Vous croyez peut-être que le mensonge vous réussira?

—Je vous ai dit que rien ne m'intéresse plus et que vous pouvez agir comme il vous plaira. Je n'ai pas de mai­son, je suis seul, je n'ai rien à perdre.

—Mais ici, où habite-tu?

—Chez ma mère. Elle est âgée et s'occupe de mon frère qui est malade, c'est pour cette raison que je suis parti, pour ne plus être à sa charge.

—Tu t'es lié avec tes copains les bourgeois, au lieu d'être avec Anton Alexandresco qui représente la paysan­nerie.

—Je n'ai jamais entendu ce nom, ni moi ni les autres. Les Roumains ne connaissent que Maniu et Mihalache. Ce sont eux qui représentent les intérêts du peuple.

—Tu n'es  qu'un bandit. Débarrasse-moi de lui, a-t-il crié à l'agent.

Il m'a emmené au sous-sol au même endroit. On avait changé la garde. Il n'avait plus les yeux obliques, mais ressemblait à un tatar.

Je me suis promené un peu et m'assis à nouveau pour me reposer. Je n'avais aucune possibilité de mesurer l'écoulement du temps car de l'extérieur aucun rayon souriant de lumière ne pouvait pénétrer. Mais je pouvais compter les jours.

A un moment donné on m'apporta deux saucisses chaudes et une tranche de pain, que j'ai refusé.

—Allez, mange, ils ne sont pas empoisonnés. Et pour me démontrer qu'il n'y avait aucun danger à les consom­mer, l'agent a goûté un devant moi. Ensuite il est parti. Après un bout de temps, l'agent est revenu, bien ha­billé, portant cravate et avec une feuille de papier à la main. —Tiens, écris! —Que faut-il écrire?

—Écris à la maison, à ta mère que tu te trouves chez un ami, que tu es bien portant et qu'elle n'a pas besoin de se faire de soucis à cause de toi.

—Pourquoi mentir à ma mère, quand je suis ici, chez vous, et que certainement à l'heure qu'il est, elle est par­tie à la police pour m'apporter mon casse-croûte? Elle sera inquiète quand elle verra que je n'y suis pas. Non, je n'écrirai pas!

J'essayais de gagner du temps, de garder mon calme pour réfléchir à ce que je devais faire.

Il est monté et peu de temps après il est revenu ac­compagné du capitaine qui m'a dit:

—Écris à ta mère que tu te trouves chez un ami en banlieue et qu'elle ne se fasse pas de soucis. Il portera ton billet, lui dira que tu es bien portant et elle se tranquillisera. Il faut écrire comme tu le fais d'habitude pour ne pas laisser voir qu'on t'a forcé.

Je me mis à écrire mais de façon à ce qu'ils comprennent à la maison dans quelle situation je me trouvais. Chaque ligne commençait par une majuscule comme dans les poèmes et j'ai fini par un « au revoir».

Il m'a semblé que c'était le meilleur moyen d'attirer leur attention surtout que ma mère ne savait pas écrire mais dépassait en intelligence beaucoup de gens cultivés.

Quelques heures après, l'agent est venu me dire qu'il a remis la lettre à ma mère et qu'elle a été très contente.

C'est plus tard que j'ai appris que ma mère en voyant l'agent a compris tout de suite que je me trouvais chez les russes. Lorsque mon frère a lu la lettre, il a aussitôt compris et s'est rendu chez le prof. Ilie Ion. Celui-ci est parti le soir même pour Bucarest où il a informé Iuliu Maniu de ce qui venait de se passer. Le 11 septembre la Com­mission alliée de contrôle de Bucarest a été informée à son tour.

J'ai appris tout cela plus tard quand je suis allé à Bucarest. A Craïova les choses se déroulaient selon la vo­lonté de Petrov. Le soir je fus de nouveau appelé pour un interrogatoire. Avec une liste qu'ils avaient devant les yeux, l'interrogatoire a commencé:

—Que sais-je à propos d'une série de personnalités politiques? Quand est-ce que j'ai fait leur connaissance? De quoi avons-nous parlé? Qui étaient les jeunes qui fai­saient partie de l'organisation à Dolj?

Une autre question était pour me demander avec qui je voulais collaborer pour infiltrer des agents au sein du parti communiste de Craiova? Alors je me suis rendu com­pte qu'un de mes collègues de lycée était agent. Il s'agis­sait de Marin Stancoulesco qui était venu me trouver pour me dire qu'il est avec moi, qu'il veut continuer son acti­vité à la Polytechnique de Timisoara où il était étudiant, me proposant d'introduire quelqu'un au sein du parti communiste pour nous donner des informations. Il avait même dit qu'il avait un ami qui habitait chez lui et qui était au parti communiste, et voulait se servir de lui dans la circonstance. Je réalisais maintenant que tout ce qui avait

été discuté au club du PNP en sa présence avait été ventilé et c'était le seul sujet qui intéressait les enquêteurs. C'é­tait une nouvelle provocation de la part de la Sûreté contre le PNP. La première avait eu lieu le 4 août lorsque j'ai sur­pris Mitricov voulant introduire dans le poêle des tracts compromettants à l'adresse de l'URSS et la deuxième c'était aujourd'hui, voulant prouver à travers moi, l'exis­tence d'espions dans les rangs du PCR.

Mon attitude n'a pas changé, alors je fus battu et on me jeta sur le ciment de la cave.

Lorsque je suis revenu à moi, un agent est venu m'emmener   rue Buzesti où se trouvait le commandement russe.

Là, au sous-sol où ils m'ont mis il y avait une pièce occupée déjà par deux personnes et par terre il y avait trois matelas.

L'un d'eux était un paysan de Bessarabie d'environ 70 ans qui s'était réfugié dans la ville de Bailesti. Il avait été arrêté par les roumains, remis aux russes et se trouvait ici depuis deux mois. De temps à autre on le questionnait sur les gens qu'il connaissait en Bessarabie.

L'autre était un autrichien, cadre universitaire au Conservatoire de Vienne. Il avait 35 ans et s'était caché à Craiova après le 23 août. Pendant un certain temps il a habité chez mon professeur de langue française CD. Fotunesco, homme de grande culture et d'une bonté rare. Mais il était malade et s'est fait hospitaliser. Mouchardé par une infirmière, les russes l'ont emmené au commande­ment soviétique. Il était là depuis 6 mois et n'était que rare­ment appelé pour être interrogé. Nos connaissances de lan­gue française étaient suffisantes pour nous permettre à nous entendre.

Il m'a dit qu'il était presque impossible de s'échapper d'où nous étions et m'a conseillé d'essayer de communi­quer avec l'extérieur par des billets.

J'avais sur moi un bout de crayon et un peu de papier d'emballage. J'ai écrit trois billets disant que les russes m'a­vaient enlevé en pleine rue et que j'étais leur prisonnier.

Je priais celui qui allait les trouver d'avoir l'obligeance de les transmettre ou bien à la maison ou de les remettre au professeur Ilie Ion ou Ianco Ion.

J'ai beaucoup parlé cette nuit-là avec des gens que je n'ai plus jamais revu. On sentait le besoin de communi­quer, dans l'espoir que si l'un d'entre nous arrivait à se sau­ver pourrait transmettre des renseignements sur la situation des autres. Mais par malchance il y eut un boucan infernal pendant toute la nuit à la cave. Les russes qui étaient trou­vés ivres dans la ville étaient amenés et jetés comme des sacs à la cave et lorsqu'ils se réveillaient, ils se mettaient à hurler.

Vers 5 h du matin on est venu me chercher. Il faisait noir et il y avait un peu de brouillard.

J'ai réussi à jeter mes trois billets, sans être vu. Je me disais qu'il y avait peu de chance qu'on tombe dessus à une heure aussi matinale, où il ne circulaient dans la rue que les ouvriers ou des gens simples qui ouvraient les bu­reaux et les magasins. Pourtant, par miracle, les trois mis­sives sont arrivées à destination. Le lendemain à midi il y eut une réunion à la maison de Ilie Ion. Celui-ci venait juste de rentrer de Bucarest avec mon oncle Ianco Ion, un homme d'une grande générosité, et ils sont partis chez le procureur pour lui demander d'intervenir.

Devant eux le procureur a décroché le téléphone pour demander au questeur Badica, où je me trouvais.

Cyniquement Badica a répondu que j'ai été libéré et que le procès verbal portant ma signature pouvait le prouver.

Le procureur lui a dit de s'informer où j'étais, qui étaient les personnes qui m'ont enquêté, et de se présenter le lendemain chez lui, avec moi, parce qu'il savait de source sûre en quel endroit j'étais séquestré.

J'ai appris plus tard, qu'ils n'ont pu obtenir qu'une seule chose: alerter la Sûreté et celle-ci qui était au service des russes, devait les avertir.

Après  m'avoir  fait traverser la rue, j'ai été conduit directement au bureau d'enquête où, à l'aide du même faisceau de lumière qui m'aveuglait, me posant les mêmes questions, ils ont essayé de me faire parler. Effectivement je n'avais rien à dire. Mais qui était capable de me croire?

Le scénario était toujours le même: des coups, des jurons en langue russe, ensuite jeté dans la cellule sans fenêtres. Je suis resté là jusqu'au 13 septembre au soir sans être interrogé, quand on m'a de nouveau appelé. L'enquête s'est déroulée comme d'habitude, les questions étaient tou­jours les mêmes. A la fin, le contact avec le ciment de la cave.

Le matin du 14 septembre l'agent est venu et m'a demandé aimablement comment je me sentais.

A nouveau devant le capitaine Petrov, celui-ci m'a fait savoir qu'il me donnait une chance. Il fallait que je ré­fléchisse, que je ne leur cache pas la vérité. Pas de jurons, pas de claques. Je ne croyais pas mes yeux. Et il a ajouté: «Qu'il prenne du repos».

Le décor avait changé cette fois-ci. Je me suis retrou­vé dans une pièce bien éclairée à l'étage, ayant un lit recou­vert d'un drap propre, intact. Sur la table il y avait des conserves, des saucisses, des olives, du pâté et toutes sortes de fruits. L'agent a pris place à table et m'a invité à manger. J'ai refusé. Il s'est servi, et m'a versé à boire, mais j'étais incapable d'avaler quoi que ce soit. J'ai demandé un verre d'eau. J'ai bu et me lavai un peu les yeux car cela faisait une semaine que je n'avais pu le faire. Il me conseilla de dor­mir.

—Où, ai-je demandé?

—Dans le lit.

—Dans le lit? Je ne puis le salir avec des vêtements que je n'ai pas quittés depuis une semaine!

—Cela n'a pas d'importance. Couche-toi et repose -toi. Il est sorti et, resté seul, je me suis allongé sur ce lit accueillant.

J'ai dormi profondément, me réveillant au son des clo­ches de l'église Gheorghe Chitzu, à une centaine de mètres de là.

C'était un jour de grande fête, le jour de la Croix, le 14 septembre 1945.

Entre temps je m'étais calmé un peu. Je me tournai sur le côté et, fermant les yeux je me suis mis à réfléchir à un tas de choses. D'abord, pourquoi avaient-ils changé leur comportement? Au début ils m'avaient menacé de me jeter dans le canal et maintenant ils m'invitaient à dormir tout habillé dans un lit avec des draps propres.

Tout en réfléchissant, je me suis dit que la meilleure solution était de dire la vérité. Peut-être qu'en apprenant que j'ai réussi à avertir mes amis, du lieu où je me trouvais, cela les mettraient dans l'embarras.

Je quittai le lit frais et dispos.

Quelques minutes après, l'agent entra dans ma cham­bre, probablement qu'on me surveillait. Il a commencé m'entretenir de la situation des jeunes en Russie, disant qu'ils étaient heureux et ne manquaient de rien, pour me demander ensuite quelle était la vie dans nos facultés. Il m'a dit être étudiant en Polytechnique et qu'il gagnait déjà sa vie... Je me disais qu'il n'avait vraiment pas de quoi être fier de son gagne-pain.

Voyant que j'étais de bonne humeur, il m'en a deman­dé la cause.

—C'est normal, ai-je répondu, car à l'heure qu'il est, à la maison et partout on est au courant que je me trouve chez vous.

—Comment ont-ils appris?

—Simplement! Par quelques missives dont une au moins, je crois, est arrivée à destination.

—Mais   de   quelle   façon   as-tu   envoyé  les  missives?

—Par vous.

—Comment par moi? et il fit un bond.

—Parfaitement, avant hier lorsque vous m'avez fait traverser la rue, j'ai profité pour y jeter les billets que j'a­vais écrit pendant la nuit.

—Où as-tu pris le crayon?

—J'en ai toujours un sur moi. Il faut être préparé à tout.

Je le vis sourire aussi, mais c'était plutôt un ricanement. Il se leva et sortit.

Mais le plus dur allait suivre J'étais prêt.

Peu de temps après je fus invité à descendre. Le capi­taine Petrov avait le visage écarlate. H était déchaîné et a ordonné une perquisition sauvage. Il a sorti son pistolet et s'est jeté sur moi, en me frappant à la tête avec son arme.

Je suis tombé, il m'a piétiné. Je sentais ses bottes sur ma tête, sur mon corps, partout. J'ai perdu connaissan­ce.

Lorsque je revins à moi, je gisais sur le ciment, et de loin un visage asiatique, la «balalaïka» pointée vers moi, me regardait attentivement. De son pied il me montrait quelque chose. C'était une cruche à eau. J'ai bu. J'avais la bouche pâteuse et amère. Mais je n'ai pas réussi à me le­ver.

Je suis resté encore un bout de temps ainsi, ensui­te je me suis hissé et m'adossai au mur. J'étais meurtri, je ne savais plus comment faire, pour m'asseoir. Heureu­sement l'agent est venu pour me tirer d'embarras en me fai­sant monter. Le capitaine Petrov m'a demandé:

—As-tu compris maintenant?

—Pourquoi, parce que j'ai dit la vérité? Ne m'avez-vous pas dit d'être sincère et de ne pas mentir? Mais je ne pouvais pas rater l'occasion unique d'avertir ma mère, alors que vous vouliez me tuer.

—C'est le sort des fascistes qui veulent se moquer de nous. Il ne faudra jamais recommencer car nous finirons par le savoir. Nous avons pensé que tu n'es pas un garçon riche et c'est pour cette raison que tu t'es acoquiné avec les bourgeois. Tu viendras avec nous à Bucarest et nous allons arranger tout cela. Maintenant tu nous donneras une déclaration.

Il m'a tendu un stylo et du papier et dicta:

«Je   soussigné...  je   m'engage   à   ne  jamais   dévoiler à personne et en aucune circonstance, où j'ai été et avec qui j'ai parlé.

Dans le cas où je ne tiendrai pas parole, je n'ai aucu­ne prétention et j'accepte le châtiment.»

—Signe maintenant. Mets la date et relis ce que tu viens d'écrire, pour ne pas l'oublier et rends-moi le papier. Ça restera enfermé dans le safe et le jour où tu auras manqué à ta promesse, je te le mon­trerai et c'est de ma main que je te punirai. Pour l'instant n'oublie pas ceci: tu diras, une fois arrivé à la maison, que tu as visité un ami près de Craiova. Pendant que tu resteras à Craiova tu ne te raseras pas. On fixera la date de notre départ pour Bucarest. On vien­dra te chercher avec la voiture, nous nous occuperons du billet.

—Quand est-ce que nous allons partir?

—Pourquoi? Je ne le sais pas encore.

—Parce que ma mère a tissé pour moi de quoi confec­tionner un costume et je dois trouver un tailleur. Le 1er octobre je dois être à Bucarest pour les cours à la faculté.

—Écoute bien. Tu ne devras sortir que le soir... et tu ne visiteras personne en dehors de tes parents et le tailleur. N'oublie pas que nous sommes informés de tout. Rendez-vous d'ici une semaine dans le parc Bibesco devant la grot­te aux ours à 7h30. Maintenant prends tes affaires et ren­tre à la maison. N'oublie pas ta promesse.

mère. Depuis que tu es parti la lampe à huile (veilleuse dans les maisons devant l'icône de la St. Vierge) a brûlé continuellement et j'ai passé mon temps en prières et à l'église. Mais qu'as-tu, mon enfant?

—Je suis éreinté, mère. Je te raconterai tout, demain. Si tu peux, avertis mon oncle Ionitza Ianco qu'il vienne le plus rapidement possible, car j'ai à lui parler.

Ma mère m'a embrassé et je me suis couché.

Je ne sais si ma mère a dormi cette nuit là, ce que je sais c'est que le lendemain, à mon réveil, mon oncle était déjà là.

Après leur avoir raconté ce qu'il m'était arrivé, nous nous sommes concertés et sommes tombés d'accord qu'il fallait gagner du temps et remettre mon départ à plus tard à cause de mon costume qui n'était pas prêt, prétexte pour avoir le loisir d'organiser mon départ.

J'ai eu de la chance de trouver un tailleur, rue Madona Dudu Nr. 5, Mr. Braier qui a accepté d'exécuter mon complet en une semaine, payable en trois fois. C'était la première fois que je devais porter un costume tout neuf, jusque là j'avais toujours porté des vêtements à mon père que ma mère retournait.

Après mon retour à la maison, mon frère a été infor­mé par un ami Marcel Munteanu, qui habitait rue Marasesti, que chez eux, à la 4ème circonscription de police, on avait reçu des dispositions pour que je sois surveillé. On a commu­niqué mes signalements, y compris la barbe et les lunettes, au cas où je voudrais quitter la ville.

Le professeur Nitu, secrétaire de l'organisation PNP de Dolj, qui passait souvent devant notre maison, y est entré un jour pour me dire qu'il a parlé à Ilie Ion et qu'il faut que je fasse mon possible pour partir à Bucarest, où on m'atten­dait.

A la première rencontre que j'ai eue avec les russes, le 21 septembre à l'heure fixé, le capitaine Petrov et l'in­terprète m'ont demandé si j'étais prêt pour le départ. J'ai répondu   que j'en avais encore pour une semaine, car le

Tard dans la nuit je suis enfin parti après avoir signé une nouvelle fois. Est-ce que j'arriverai sans encombre à la maison? Est-ce que il y aura d'autres rencontres sur la route?

Je suis parti d'un pas lent, regardant de tous les côtés me dirigeant de préférence vers le milieu de la rue.

Je n'ai plus rencontré d'autres obstacles et rentrais à la maison après presque 10 jours d'absence. Il était mi­nuit passé quand j'ai frappé à la fenêtre de ma mère.

Elle m'a ouvert aussitôt.

—J'étais sûre que tu allais rentrer, m'a dit ma pauvre tailleur n'a pu achever le travail. Deux amis m'avaient suivi de loin à cette rencontre.

Il a été décidé que le 2 octobre à 23 h une voiture viendra me chercher et klaxonnera trois fois. Je prendrai mes valises et nous partirons à Bucarest où je ne manque­rai de rien.

Étant donné tout ce qui s'était passé depuis mon en­lèvement, ils ne voulaient plus me faire disparaître, mais voulaient profiter de cette occasion pour se servir de moi à Bucaret.

Le 25 septembre je suis sorti pour aller chercher mon costume et quelques livres, il était environ 16h.

Lorsque je me préparais à traverser Calea Unirii, une personne que je ne connaissais pas s'adressa à moi:

—Comment allez-vous, Monsieur? Je suis content que vous soyez en vie!

Il m'expliqua qu'il m'avait vu tous les jours pendant que j'étais arrêté et qu'il regardait le cœur serré les tor­tures que les russes m'avaient infligées. "Je suis mécanicien là bas, m'a-t-il dit, et je peux vous dire que vous n'étiez pas le seul et que deux d'entre eux n'ont pu supporter les tortures et sont morts."

Dans notre solitude là bas il y avait donc quelqu'un qui s'était tourné vers nous, une âme compatissante.

A tout hasard j'ai demandé ce que devenait le chef. «Le capitaine Petrov est parti ce matin pour Turnu-Severin, où il restera deux jours.»

En nous quittant il m'a souhaité bon courage en me serrant la main.

Je suis passé rapidement chercher mon complet, en­suite chez Jean Barbulesco on a mis au point mon départ pour le soir même. A ma demande, il m'a accompagné à la maison.

Arrivés chez nous, j'ai averti ma mère de mon départ. Mon frère est parti chercher le billet, pendant que le pau­vre Jean en a eu toutes les peines du monde à raser ma bar­be, qui avait poussé depuis 20 jours.

Le soir même, je suis parti en compagnie de Jean et d'une autre personne qui est venue avec moi jusqu'à une petite station, Plaiul Vucanestilor, d'où je pris le train pour Bucarest.

Des années plus tard, lorsque nous évoquions avec ma mère ce jour, elle m'a dit avoir entendu la nuit trois coups de klaxon. Ensuite le jour suivant ils ont perquisitionné la maison de fond en comble me cherchant partout, sous les lits, dans les armoires, à la cave, au W.C. Dans le cou­rant du mois ils sont revenus deux fois encore.

On a questionné ma mère pour savoir où j'étais. Elle a répondu que j'étais parti un soir et qu'elle ne m'a plus revu depuis. «Cela lui est déjà arrivé de partir, mais il m'a toujours écrit, cette fois-ci je n'ai pas de nouvelles.»

—Si jamais vous avez des nouvelles de lui, avertissez nous.

—Mais à qui dois-je m'adresser?

—Nous repasserons.