LES DECLARATIONS DE IULIU MANIU

 

Le président du Parti National-Paysan, ayant été sollicité le 8 août 1946 par le représentant de la B.B.C. à Bucarest, de faire connaître ses observations sur le pro­jet de traité de paix avec la Roumanie, a déclaré que «le Monde espère une paix durable et juste pour tous, mais qu'il n'est pas possible, à la lumière des événements ac­tuels, de conclure que tous les Etats ont renoncé au vieux dicton «Si vis pacem, para bellum» et qu'ils respecteront les obligations auxquelles ils ont souscrit. La Charte de l'A­tlantique, les décisions de Yalta, de Postdam et de Moscou ne sont pas respectées et ce fait trouble la saine évolution des rapports internationaux et affaiblit l'autorité des Etats qui ont conclu les ententes.»

 

«La ROUMANIE n'a pas un gouvernement représentatif».

 

«Par des nombreux mémoires et notes présentés par le Parti National-Paysan sous ma direction, par le Parti National-Libéral sous la direction de M. Dinu BRATIANU et par le Parti Social-Démocrate présidé par M. Titel PETRESCO, nous avons démontré, et les grandes Puissances ont pu constater, que le régime de Roumanie, imposé le 6 mars 1945, n'est pas démocratique ni repré­sentatif et que les libertés foncières sont à tout point de vue violées par ce régime. Nos informations ont été véri­fiées sur place , non seulement par les représentants poli­tiques des grandes Puissances en Roumanie, mais aussi par les différents émissaires officiels anglo-américains. Sur la base de ces constatations, les grandes Puissances mêmes ont décidé à Potsdam et à Moscou que le gouvernement présidé par Petre Groza n'est pas démocratique ni repré­sentatif. »

«Le gouvernement Groza ne respecte aucune de ces conditions, sauf la liberté du culte. Ainsi, il ne respecte pas la liberté de la presse. Les journaux de l'opposition sont em­pêchés de paraître et sabotés par une intolérable censure, par l'intervention abusive des syndicats d'imprimeurs ma­nœuvres par le Parti Communiste, par des violences et des agressions et par une répartition arbitraire du quota de papier. La censure empêche la publication des critiques à l'adresse du gouvernement et de ses membres. Leurs culpabilités sont protégées par l'interdiction de les rendre publiques. La liberté de réunion n'est pas respectée. Toutes les réunions de l'opposition sont systématiquement rendues impossibles par les violences des équipes de choc armées du gouvernement. L'activité des partis de l'oppo­sition est empêchée par la plus inhumaine terreur que le pays ait jamais connue. Les lois fondamentales ne sont pas prises en considération. La liberté individuelle est devenue une parodie. Les prisons sont remplies de partisans de l'opposition arrêtés à cause de leurs opinions politiques. La liberté des citoyens dépend du caprice des organes exécutifs du gouvernement et du parti Communiste. Le printemps est passé, mais les élections n'ont pas eu lieu et leur date n'a pas encore été fixée. Le gouvernement a fait une loi électorale réactionnaire, sans tenir compte des observations de l'opposition qui essayaient d'assurer les garanties d'un vote libre et sans aucune pression. Toutes les propositions présentées dans ce sens ont été repous­sées par le gouvernement qui, par la loi électorale, s'est assuré la possibilité de commettre les plus grandes fal­sifications et abus, de terroriser et violenter le corps é-lectoral. »

 

 « La ROUMANIE, dépourvue de représentation à la Conférence de Paix».

 

«Dans ces conditions la Roumanie est dépourvue d'un gouvernement consenti par l'opinion publique du Pays qui puisse la représenter à la Conférence de Paix, conformément à ses intérêts.»

«La Roumanie se trouve par conséquent dans la situation tragique d'avoir aujourd'hui, à un carrefour historique, un gouvernement détesté par le Pays, rebel­le à l'égard du Roi et en même temps en désaccord avec les obligations qu'il a assumées devant les grandes Puissan­ces. Le Roi ne peut pas remplacer le gouvernement par un autre, indiqué et capable de défendre les intérêts de la Roumanie à cause de ses prérogatives limitées par les dé­cisions de Moscou. Et les grandes Puissances restent inac­tives et ne font rien pour éloigner ce gouvernement ni pour assurer un cadre approprié et démocratique, à la consulta­tion libre et pacifique de la volonté populaire. A la Confé­rence de Paix, les grandes Puissances ont présenté un pro­jet de traité de paix avec notre pays qui ne correspond en aucune manière aux intérêts et à la dignité roumai­ne.»

Par conséquent il est facile de constater que tant que la Roumanie a à sa tête le gouvernement actuel, qui n'est ni démocratique, ni représentatif, elle ne peut pas être valablement représentée à la Conférence de Paix. »

« Une situation non-correspondante »

 

«Le traité de Paix qui serait conclu dans de telles conditions n'aura pas l'adhésion d'un gouvernement ré­pudié par le Peuple Roumain tout entier. Il est nécessai­re du point de vue de la Roumanie, de constater ce fait, étant donné que le projet de traité de Paix contient des stipulations inacceptables pour notre Pays. A l'égard de ces stipulations, je suis obligé de faire au nom du Parti Natio­nal-Paysan les réserves les plus formelles. »

M. MANIU s'étonne que les partis d'opposition qui ont préparé et réalisé le coup d'Etat du 23 août 1944 ne sont pas appelés à exprimer le sentiment de l'opinion publique devant la Conférence de Paix , parce que ce sen­timent «ne peut pas être interprété par le gouvernement, imposé à la direction du Pays contre la volonté populai­re».

M. MANIU passe ensuite à l'analyse du projet de trai­té de Paix avec la Roumanie et lui fait une critique appro­fondie que l'on peut résumer comme suit:

1. «La ROUMANIE est présentée comme un Pays vaincu, or on sait bien que la Roumanie a conclu un ar­mistice avant la fin des hostilités et avant que l'issue de la guerre se soit décidée. Les préliminaires de l'armistice avec les Nations Unies ont été établis le 13 avril 1944 par mes émissaires, le Prince Stirbey et D. Visoianu avec les ambassadeurs des Trois Grandes Puissances.» Si le coup du 23 août 1944 n'a pas été provoqué plus tôt c'est à cause de l'occasion et de l'aide militaire alliée qui se sont fait attendre, contrairement au plan concret d'action immédiate roumaine transmis au Caire, en juin 1944, par M. MANIU, plan qui est resté sans réponse de la part des trois grandes Puissances.

A cette occasion, M. MANIU rappelle que «La Rou­manie ne s'est pas contentée d'ouvrir le front mais, en abandonnant sans résistance devant l'armée soviétique les lignes bien fortifiées de Focsani-Namoloasa et des Carpathes, elle a retourné les armes contre les allemands» et grâce à la bravoure de ses soldats «la contribution essen­tielle de la Roumanie à la Victoire des Alliés est un fait reconnu qui n'a plus besoin d'être souligné.»

2.«Les services particulièrement importants que la Roumanie a rendus à la cause alliée ont été reconnus partout et ont été bien appréciés.»

«Toutefois les clauses du   projet de traité ne tiennent pas  compte  de  cette  situation de notre Pays qui aurait le droit de s'attendre à un tout autre traitement.»

3.    «La ROUMANIE qui, avec des sacrifices énormes, a contribué du côté de l'Armée Rouge à la libération de la Tchécoslovaquie de l'occupation des troupes germano-magyares,   est   présentée   comme  un   Pays  vaincu,  tandis que la Tchécoslovaquie, avec laquelle elle n'a jamais été en  guère,  comme  un  Pays vainqueur (de la Roumanie).

4.    «Beaucoup   de   stipulations   concrètes   du   projet de traité sont injustes et en tous cas très lourdes pour la Roumanie,  tandis que  d'autres  restent même  contradic­toires avec les prévisions de l'armistice. Dans leur rédac­tion on n'a pas tenu compte du respect des ententes in­ternationales intervenues entre les nations alliées.»

 

«Les frontières de la ROUMANIE»

 

5.    «Contrairement à la Charte de l'Atlantique, à la Charte des Nations Unies qui précisent qu'aucun agrandis­sement  territorial  ne peut résulter pour un Etat sans le consentement légal, démocratique et libre des populations intéressées,  la Roumanie se voit amputée de deux  côtés sans   que   la  Nation puisse   manifester  sa   volonté.  D'a­près le projet de Paix nous perdons des provinces roumai­nes  chères  à  notre cœur,  cédées par un régime dictato­rial   sans   le  consentement  légal  exprimé  par la Nation.
Une de ces cessions est celle faite à la Bulgarie par un gouvernement   dictatorial   et   non-représentatif.   «Les frontiè­res telles qu'elles sont établies par le projet de traité de Paix,  déclare M.  MANIU, laissent plus de 2.000.000 de Roumains,  qui sont la continuité géographique de notre Pays, en dehors de la Roumanie ce qui n'est pas en me­sure de promouvoir la paix et l'évolution normale des rap­ports internationaux.»

6.   M. MANIU met en évidence la sincère reconnaissance  du Peuple Roumain envers la décision des Ministres  des Affaires Etrangères (des quatre  Grands) qui rétablit les frontières de l'Ouest de la Roumanie telles qu'el­les étaient le 1er janvier 1938 et rappelle que «la Rouma­nie et le Parti National-Paysan ont réalisé le coup du 23 août 1944, ayant l'assurance concrète de la part des Al­liés que cette frontière naturelle du Pays sera respectée».

 

« Les clauses économiques et financières, injustes»

 

7.   «Les   clauses   économiques   et  financières  conte­nues par le projet de traité sont INJUSTES pour la Rou­manie.»   Il en résulterait de ces  clauses un tel appauvris­sement,   une  telle déroute financière et une telle impossibilité de refaire le Pays qu' «aucun gouvernement qui se fait une question de conscience, de la sauvegarde des intérêts   nationaux et du respect futur des obligations inter­nationales  qu'il  a contractées, ne pourrait les accepter».
Aucune  réparation  n'a  été  prévue  à la Roumanie de la part de l'Allemagne et de la Hongrie.

M. MANIU s'étonne que dans le projet de traité avec la Roumanie on a inséré une clause qui prévoit la confiscation des biens roumains situés à l'étranger, tandis qu'elle n'existe pas dans les projets de traité avec la Hon­grie et la Bulgarie.

8.   La condition qu'on impose à la Roumanie de voir sur son territoire des troupes soviétiques pour une durée illimitée   (jusqu'à  la conclusion  de  la paix   avec l'Autri­che)  est intolérable.   «La présence d'une armée étrangère dans notre Pays, même si elle est amie comme le cas est en espèce, est toujours un élément d'inquiétude et de sus­picion    qui  donne      lieu   à des différends.»  M.  MANIU observe avec raison que cette clause n'établit «ni le nom­bre des soldats, ni les localités désignées à leur stationne­ment,  ni  les  lignes  d'accès  aux communications,  ce qui est   une   source   permanente  de  discussions,  de  discorde
qui ne peuvent servir à l'idée de la paix».

9.   M. MANIU ne comprend pas le traitement défavorable auquel est soumise la Roumanie, bien qu'elle ait été le premier des soi-disant satellites de l'Axe qui s'est retiré et s'est rangé à côté des Nations Unies.La Roumanie n'a pas été reconnue comme un al­lié ou un cobelligérant, mais se voit traitée «en Etat en­nemi, vaincu, perd des trésors immenses, perd des terri­toires importants et doit supporter des difficultés et des désavantages économiques catastrophiques».

A la fin de ses déclarations, M. Iuliu MANIU con­clut que «tous ces désavantages sont la suite d'une cir­constance où un gouvernement roumain dictatorial et impopulaire imposé à un moment donné par l'occupation étrangère, a acheminé la politique du Pays contrairement à la volonté formelle du peuple, dans une direction poli­tique internationale contraire à ses traditions».

 

CHOISIR   ENTRE L'HOPITAL ET LA PRISON SANS PLUS PARLER DE CIMETIERE

 

La   route   vers   «les   élections  libres»   en  Roumanie

—Un fragment de la lettre envoyée par M. Iuliu Maniu, Président du Parti National-Paysan, à la Commission Alliée de Contrôle, le 15 août 1946:

...«Je ne retiendrai plus les événements du 8 novem­bre 1945, du 10 mai 1946, les incidents de «l'Athénée Roumain» du 15 mai 1946, lorsque les citoyens qui mani­festaient pour le Roi, pour notre Armée ou commémo­raient le souvenir des événements historiques, étaient at­taqués, fusillés, brutalisés ou emprisonnés sous des ac­cusations imaginaires  ...

...«Le 3 août 1946, l'organisation du département d'Alba tenait une réunion dont les membres du PNP avaient été convoqués par le Comité Exécutif du Parti. Comme à Târgoviste, 60 membres de l'organisation étaient pré­sents. Durant leurs travaux, ils ont été attaqués par des bandes armées transportées dans les camions de l'Etat, ban­des qui ont envahi le siège de l'Organisation en tirant des coups de revolvers et, après avoir forcé l'entrée de la salle de réunions, ont frappé avec des gourdins M. Ionel Pop, ancien Ministre, ainsi que d'autres représentants de l'or­ganisation.  Trente  de  nos amis  ont dû être hospitalisés.

...«Toujours le 3 août, une autre attaque, exactement semblable aux deux premières, a eu lieu à Slatina, chef-lieu du département de l'Oit. M. Capatzineanu, ancien Ministre, chef de l'Organisation, avait réuni le Comité afin qu'il désigne les candidats aux  futures élections. M.

Capatzmeanu est un paysan et a toujours conservé sa tenue paysanne. La réunion a eu lieu dans la maison du Révérend Père Capatzineanu, frère de l'ancien Ministre. Vers la fin des travaux, les participants ont été attaqués par des ra­fales de mitrailleuses tirées par des troupes de la division Tudor Vladimiresco, à la suite desquelles les agresseurs sont partis à l'attaque. Ils n'ont pas réussi dans celle-ci, étant donné que la population de la ville s'était entre temps rassemblée et montrait son indignation.

«Une nouvelle attaque a eu lieu dans la nuit du 3 au 4 août à Ciocanesti-Ilfov, où l'avocat Constantinesco a été fusillé pendant qu'il regagnait son domicile. Il a été grièvement blessé et laissé dans la rue dans un état extrê­mement grave. Le même jour, l'étudiant Rotaru a été arrêté à Buftea pour être interrogé sur ses opinions poli­tiques. Il n'a pas encore été remis en liberté.

«Le 5 août, deux ingénieurs de Târnoveni (Transyl­vanie), les frères Cosma, membres de notre Parti, ont été tramés dans les rues de la ville par les agents du Gouver­nement et pourchassés jusque dans leur village.

«Le 9 août 1946, notre Organisation de Pitesti devait réunir son Comité Exécutif —70 membres— sous la pré­sidence de M. N. Penesco, secrétaire général du Parti Na­tional-Paysan.

«Le Gouvernement a préparé l'attaque avec soin. Des bandes années ont été amenées de Curtea de Arges et de Târgoviste, les dernières commandées par des agents de police. Informé de cet état de choses, M. Penesco a déci­dé d'ajourner la réunion. Nos amis espéraient se réfugier dans les locaux du Palais de Justice, mais les assaillants y sont entrés de force, ont attaqué les membres de notre Parti et les ont poursuivi jusque dans les cabinets des magis­trats.

—Le doyen des avocats, M. Racovitza, a été assailli par les communistes et le professeur Anzaresco, attaqué dans son cabinet, a eu les jambes brisées.

«Deux  coups   de  feu  ont  été  tirés  sur M.  Penesco

sans toutefois le toucher, mais un troisième, malheureu­sement, a atteint l'avocat G. Mihai, qui a été tué sur le coup. M. Penesco a été frappé avec des gourdins, piétiné et grièvement blessé à la tête, aux mains et aux jambes dont une lui a été fracturée. C'est par pure merveille qu'un officier de police —désobéissant aux ordres— a pu le sauver et le faire transporter à l'hôpital.

«Il y a eu 30 blessés dont un, le professeur Ticu Po-pesco, est mort le 11 août tandis que 7 autres se trouvent à l'hôpital de Pitesti avec les mains et les jambes fractu­rées.

«Mais un fait extraordinaire rend cet incident beau­coup plus grave encore. M. Penesco avait rendu visite à M. Téohari Georgesco, Ministre de l'Intérieur, pour pro­tester contre les attaques dirigées dans tout le pays contre notre parti. Au cours de cette visite, le ministre a demandé à M. Penesco la date à laquelle le comité de Pitesti avait l'intention de se réunir, afin qu'il s'assure du maintient de l'ordre.

«M. Penesco lui a annoncé la date de la réunion et à la demande du Ministre de l'Intérieur, il lui a téléphoné le 8 août .pour la lui rappeler, ainsi que la promesse fai­te. Mais le résultat a été une des plus graves attaques mises en scène contre notre parti. On a donné l'ordre à la poli­ce de Pitesti de ne pas intervenir, malgré le fait que M.M. Constantinesco, Vice-Président de l'organisation de notre parti à Pitesti, ait rappelé par écrit au Préfet, la réunion qui devait avoir lieu.

«A Turda, il y a eu une autre attaque, le 10 août, toujours pendant la réunion du Comité local. MM. Ionel Pop, ancien Vice-président de la Chambre et Chef Commis­saire de la Transylvanie du Nord, Valer Moldovan et Emil Chietzan ont été grièvement blessés.

«Département de Caras: MM. Dumitru Bunea, Constantinide, Cavaropol, Banu Pompiliu, chefs de secteur, ont été arrêtés.

«M. I. Madesco, candidat et secrétaire général de l'organisation du département de Ilfov, et M. Traian Comoroseanu, leader du département de Târnava Mare, ont été arrêtés.

Département de Dolj: MM. Eraclie Iovanesco, colonel Grigoresco, avocat Vasile Georgesco, avocat I. Mica, les der­niers candidats du parti qui n'étaient pas encore empri­sonnés, ont été arrêtés aujourd'hui. 200 arrestations parmi nos délégués.

«Bucarest: MM. Alex G. Marinesco et Gh. Carnaru, membres du parti, ont été arrêtés ce matin»...

 

L'ELIMINATION DE LA CANDIDATURE DE I. MIHALACHE

 

A la fin de septembre eut lieu à Câmpulung-Muscel le procès de Ion Mihalache que l'on voulait déclarer «inélligible».

Ion Mihalache était vice-président du Parti National-Paysan. C'était un brillant théoricien de l'état paysan. Il avait demandé à être mobilisé à l'Etat Major afin de con­vaincre le Maréchal Antonesco d'arrêter les troupes sur le Dniestr, vraie frontière du pays. Je crois qu'un roumain n'a jamais refusé de lutter pour l'intégrité de son terri­toire à l'intérieur de ses frontières naturelles, Même ceux qui n'ont pas le courage de l'affirmer, car c'est un vrai droit historique.

Si on occupe par la force un territoire étranger, il aspirera toujours à être réintégré.

Nous les roumains, nous n'avons jamais convoité le bien des autres, mais pour défendre notre terre, beau­coup de sang a coulé et beaucoup de générations se sont sacrifiées.

Pour revenir à Mihalache et son procès, on le dé­clara «indigne» afin de l'écarter de la campagne électora­le. Le procès se tint à Câmpulung, capitale du département où il était candidat. C'était une injustice flagrante qui de­mandait réparation. Les communistes menèrent une inten­se propagande pour forcer la justice à entrer dans leur jeu.

Pour assister au procès, je partis un jour avant de Bucarest,    avec une délégation de 12 étudiants pour manifester notre solidarité au courageux défenseur des paysans. Ion Mihalache, né en 1883, consacra sa vie aux petits gens des villages; il était apprécié par tous. Il combattit dans les tranchées de la première guerre mondiale, se couvrant de gloire; il fut décoré de l'ordre « Mihai Viteazu» (Michel le Brave); pendant ce temps Groza s'esquivait pour ne pas y aller au front. Dans les tranchées aux côtés des paysans pauvres, à Marasesti, Mihalache sut lire dans leurs cœurs et deviner leurs soucis. C'est là qu'il posa les fondements du Parti Paysan, alors qu'aucun des leaders communistes de l'année 1946 n'avait connu la guerre et ses souffrances, et ne firent rien pour les paysans. Les com­munistes se sont mis au service d'une doctrine étrangère aux aspirations du peuple roumain. Ils étaient à la solde des Russes dont les buts étaient chauvins. Ces gens sans foi ni loi demandèrent en 1946 que Mr. Ion Mihalache, fils de la terre roumaine, soit rayé des listes électorales. De ceux qui prirent part au procès je me rappelle les noms de: Barbus, Barbulesco, Eugen Ghimicesco, Gabriel Bulzan, Costel Ciaco.

Je dois préciser que nous arrivâmes à 21 h avec le dernier train. Après cette heure, toute la circulation vers Câmpulung fut bloquée pendant 24 h à Golesti, sur la route et le chemin de fer.

Nous nous dirigeâmes en file indienne vers le centre où se trouvait la maison du colonel en retraite Mateesco dont Mihalache était l'hôte. Lorsqu'il nous vit il nous dit sa joie de nous voir à ses côtés. On constata que deux de nos camarades manquaient à l'appel. Ils s'étaient égarés et se retrouvèrent à la police.

Ion Mihalache fit le nécessaire pour qu'ils soient relâchés aussitôt. On nous casa la nuit chez l'instituteur Bratulesco   de   Bughea,   ancien   leader   de   l'organisation.

C'est Ion Mihalache qui nous accompagna à la mai­son de l'instituteur, à environ 2 km de la ville, disant «Du moment qu'ils se sont dérangés pour moi, c'est à moi, leur hôte, qu'il revient de conduire ces garçons qui n'ont craint ni la distance ni les obstacles!» Il était plus de minuit quand il retourna chez lui. Cet homme ne connaissait pas la peur, ce que je pus constater aussi le 15 mai 1946 lorsqu'il partit à pied de l'Athénée Roumain, pour rentrer chez lui de nuit, alors que les bandes d'agresseurs n'avaient pas encore déserté les rues.

Le matin,     à notre retour on trouva toutes les rues et ruelles bloquées par des soldats et des gendarmes. On craignait une manifestation paysanne. Nous   nous   débrouillâmes   tant  bien  que   mal  pour arriver à la maison où habitait Mihalache par des détours, en sautant les haies. Le procès devait commencer à 11 h. Nous nous dirigeâmes donc vers le bâtiment du tri­bunal où justice devait être faite.

La rue et les trottoirs étaient pavoises de slogans contre le PNP et contre Ion Mihalache. Les communis­tes avaient été occupés toute la nuit à remplir la salle du tribunal.

Ils avaient tout prévu. Leur chef était toujours le bien connu Dorobantzu: la graine des communistes étant rare en ville, les camarades s'approvisionnèrent dans les autres départements.

La salle était tellement bourrée qu'il nous fut très dif­ficile de trouver des places. Des tracts contre le PNP et Mihalache circulaient de main en main. Faisant mine de les lire nous les passâmes à d'autres.

Le procès avait commencé. Ion Mihalache était repré­senté par trois avocats: Nicolae Sutza de Câmpulung, le pro­fesseur Veniamin et l'avocat Mihai Popovici, venus de Buca­rest. L'acte d'accusation lu par le procureur fut bref. Les plaidoyers durèrent plus de trois heures; les avocats exami­nèrent l'accusation sous tous les points de vue, essayant de la combattre par des arguments logiques et de prouver qu'elle était non fondée. Leur prestation fut remarquable. Le public essaya de provoquer une diversion, mais le prési­dent, d'une voix énergique,menaça de faire évacuer la salle. Le   but   principal  d'empêcher les  adeptes   de  Mihalache de pénétrer dans la salle, étant atteint, les troublions se calmèrent.

Le verdict annoncé pour 17 h, on le remis au lende­main pour ne pas risquer d'éventuels troubles avec ceux qui étaient venus dans ce but de Pitesti et de Târgoviste.

Rentré chez lui, Ion Mihalache eut la joie de consta­ter qu'il n'était pas seul dans son combat. Iuliu Maniu, Nicolae Penesco, Cornel Coposu et Mihai Popovici étaient venus de Bucarest pour manifester leur solidarité. La mai­son était entourée de nombreux paysans qui avaient réus­si, finalement,  à pénétrer dans la ville.

Au départ des leaders du PNP j'assistai à une scè­ne qui m'impressiona. Les troublions qui n'avaient cessé de vociférer contre Iuliu Maniu, à sa vue restèrent muets. Ils étaient tous curieux de le connaître. Maniu se dirigea en silence vers sa voiture et c'est seulement lorsqu 'il fut déjà   à   une   certaine   distance   qu'ils   recommencèrent  à hurler.

Les  provocations    continuèrent dans    tout  le pays.

En septembre, à Bucarest, un groupe de jeunes natio­nal-paysans parmi lesquels se trouvaient Ion Barbus, quit­taient le club Clemenceau pour se diriger vers la Calea Victoriei. Ils s'aperçurent qu'ils étaient suivis, mais ne réa­lisaient pas pourquoi. En face de la galerie Cretzulesco ils furent agressés et n'eurent pas la possibilité de se défen­dre, car les autres portaient des couteaux et Barbus fut blessé et dût être transporté à l'hôpital pour arrêter son

hémorragie.

C'est de cette façon qu'était menée la campagne électorale, deux mois avant les élections.

 

LA LIBERTE EN DANGER

 

Devant la terreur, déchaînée, Iuliu Maniu, Constantin-Dinu Bratianu et Constantin-Titel Petresco ont adres­sé au mois d'octobre un «Appel aux démocraties du mon­de»:

«La victoire des Nations Unies, obtenue au prix d'immenses sacrifices en vies humaines, a été considérée par tout le monde civilisé comme le triomphe des idées de liberté et de justice sociale.

«Leur instauration représente la révolte de tous les peuples du monde contre les tyrans et les dictateurs, en dénonçant les régimes de terreur et d'intolérance et en leur substituant des régimes de véritable démocratie, ba­sés sur l'expression libre de la volonté des citoyens.

«S'appuyant sur ce principe sacré et au nom de la Vérité et de la Justice, aujourd'hui, à la veille des élec­tions parlementaires en Roumanie, le Parti National Pay­san, le Parti National-Libéral et le Parti Social-Démocra-te Indépendant s'adressent à toutes les démocraties du monde, par la voix de leurs Présidents respectifs: MM. Iuliu Maniu, C.I.C Bratianu et Constantin Titel Petres­co, pour dénoncer le mensonge, la violence et la terreur qui constituent les principes d'action du régime gouver­nemental de ce pays.

«Après quatre ans de domination hitlérienne et de dictature fasciste, grâce à l'œuvre de persuasion et d'hé­roïque sacrifice entreprise par nos partis, la Roumanie s'est alliée aux Nations Unies, en apportant la contribution décisive à la défaite de l'ennemi commun. L'Acte de li­bération du  23  août 1944 et la conclusion de l'armistice

du 12 septembre 1944, ont consacré le triomphe de no­tre politique de résistance et ont promis l'instauration d'une démocratie réelle.

«Comme suite à la reconnaissance de cette action, l'accord de Moscou, intervenu le 16-26 décembre 1945 entre les ministres des Affaires Étrangères de l'Union So­viétique, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, a garan­ti à notre pays l'institution d'un gouvernement autonome, expression d'un parlement librement élu par un suffrage universel non falsifié.

«Au mépris de ces décisions, le Gouvernement rou­main, composé d'éléments communistes et de quelques groupements improvisés —satellites ou camouflés— imposé le 6 mars 1945 par la terreur d'une minorité turbulente, entretient un régime de suppression totale des droits et des libertés de l'homme»...

 

* * *

Deux jours avant les élections, une grande réunion eut lieu au siège central du PNP. Iuliu Maniu prit la paro­le. Des dizaines de milliers de citoyens étaient présents et parmi eux beaucoup d'ouvriers. On avait installé des micros.

Le parti exposa son programme montrant la situation anormale créée dans le pays par l'instauration d'un régime dictatorial, soulignant l'importance de ces élections déci­sives pour l'avenir de la Roumanie. A cette occasion, Ilie Lazar, le tribun de Maramures parla aussi, disant entre autres: «Notre parti qui est lié aux masses populaires d'ou­vriers et de paysans, a pour but d'élever le niveau de vie de ceux qui sont opprimés, qui ont fait la guerre, de vous tous qui avez le désir de vivre dans la paix et dans la li­berté. Petru Groza, qui n'a jamais été au front, a mainte­nant la prétention de créer Le Front des Laboureurs, mais pas pour votre bonheur, je vous assure».

A cette campagne électorale participèrent tous ceux qui sentaient que le pays était en danger.

 

LA JEUNESSE SE JETTE DANS LA LUTTE ELECTORALE

 

Les jeunes ne réclamaient rien, mais voulaient contri­buer à sauver le pays. On ne leur imposa aucune restriction du moment qu'ils avaient leur bulletin de vote. La propagan­de communiste poussée à l'extrême calomniait tous ceux qui n'étaient pas avec eux.

La décision prise par le Comité Central du PNP à la fin de juin d'envoyer tous les cadres sur le terrain en vue d'expliquer le but de l'opposition dans cette cam­pagne, eut un écho favorable chez tous les membres. Par­mi les jeunes, quelques dizaines proposèrent d'aller d'a­bord là où les besoins étaient les plus urgents, c'est-à-di­re là où les communistes concentraient des forces supé­rieures.

Nous partîmes, trois amis et moi, dans le départe­ment de Severin, dont le président était Emil Ghilezan et où était candidat du gouvernement communiste Alexandrini. Celui-ci s'était détaché du parti libéral de Bratianu et tâchait par toutes sortes d'avantages accordés à certains gens de bénéficier du soutien de la population. A Faget, il connaissait un certain Fenes, négociant aisé qui s'était lancé dans les affaires dans tout le pays. Il y avait aussi un autre jeune, Traian Iancu, également de la région de Banat, qui manquait totalement de scrupules et qui, de Bu­carest, essayait d'attirer des étudiants dans le camp des communistes. Cette organisation libérale dissidente avait démoli les cadres des anciens. On ne connaissait plus le pourcentage des vrais libéraux qui existaient encore parmi eux.

Le Parti Social-Démocrate de Titel Petresco, un jeu­ne parti qui ne dépendait pas du PCR, n'avait pas de cadres non plus dans le département, à part quelques instituteurs inscrits du temps de Voitec. Ceux-ci laissaient croire qu'ils étaient pour le gouvernement, mais en réalité étaient au ser­vice de l'opposition. Dans cette situation c'est au parti National-Paysan que revint la tâche d'intensifier la lutte contre le régime et de présenter des hommes de confian­ce là où ils ne pourraient pas trouver des adeptes PNL et PSD.

Le département de Severin, qui avait la chance de pos­séder quelques hommes prestigieux, cherchait à réorgani­ser ses formations communales et villageoises.

Aux côtés d'Emil Ghilezan, nouveau président de l'organisation, il y avait Jean Teodoresco (au nord), Costesco (au sud du département) et Jean (Ionutz) Târziu secrétaire de l'organisation, homme énergique et popu­laire. Je fus impressionné par la popularité dont Ion Târ­ziu jouissait pendant les quatre jours où je l'ai accompa­gné dans les environs de Lugoj. Sans exagérer, lorsque l'on apprenait son arrivée, on venait de partout pour le consulter.

Type ancien du combattant courageux, Ionutz Târ­ziu continua son activité même après la falsification des élections et la dissolution du parti. Il fut arrêté plus tard au cours des luttes de résistance nationale organisée au mont Semenic par le colonel Utza.

J'ai connu le colonel Utza, ancien préfet du départe­ment de Severin, sur le terrain, quand je militais pour le PNP. Ses intérêts se confondaient avec ceux du parti et en dernière instance avec ceux du peuple roumain pour lequel il sacrifia tout, même sa vie. On le rencontrait partout, dans les montagnes de Semenic, de Tzarco, Cernei ou Poiana Rusca; il faisait son apparition lorsqu'on s'attendait le moins à le voir; ou bien à Cornereva, Valig, Brebu, Tomesti, Poenii de Sus (aux sources de Beghei). Il était lié à la forêt,    au souffrances du «pauvre roumain» et ne se lassait jamais de secourir les gens et de lutter pour défen­dre leurs intérêts. Dans cette lutte farouche il avait à ses côtés le commandeur Domasneanu. Des dizaines et des centaines de paysans des régions respectives se joignirent à eux, dans ce combat pour la justice, la vérité et la digni­té humaine.

Pour revenir à l'organisation de Severin, au moment des élections je dois signaler la présence de l'avocat Costesco à Teregova, celle de l'avocat Stefanica à Caransebes et le journaliste renommé Jean Teodoresco à Faget, qui contribuèrent à guider les aspirations du peuple vers ce but commun: le combat contre le communisme et contre ceux  qui  avaient trahi les  intérêts du peuple roumain.

De même, je dois rappeler la présence énergique de Ma­dame Trifan, professeur d'histoire. Elle avait une grande admiration pour Iuliu Maniu, polarisant autour de sa per­sonne tous ceux qui portaient dans leur cœur le même idéal.

Il fut décidé que je devais partir avec deux amis à Faget, Marginea et Birchis pour prendre contact avec Dan-du Juco ex-sénateur, le notaire Gaita et Jean Teodoresco.

Sac au dos, un bâton à la main pour nous protéger des chiens, la parole comme arme de défense, nous parcou­rûmes pendant un mois et demi les villages, prenant part de nombreuses fois aux réunions des paysans, leur appor­tant à notre tour, notre soutien, nos connaissances et nos éclaircissements. Bien que ne connaissant personne nous fûmes très bien reçus partout. Nous fîmes le tour de tous ces minuscules villages; je crois n'en avoir oublié aucun, de Mures à Poiana Rusca jusqu'à Lugoj.

Arrivé à Poieni, un petit village au cœur des monta­gnes, j'appris qu'à côté, à Batrâna, quelqu'un était venu de Bucarest. Intrigué, je m'y rendis accompagné par deux paysans. Lorsque nous arrivâmes j'eus la joie de retrouver mon ami Eugen Ghimicesco. Venu de Bucarest, il avait apporté un sac plein de tracts. Pendant un temps nous nous étions perdus de vue et voilà que tout à coup sans nous écrire ou téléphoner, ni nous concerter d'avance, mais par le même idéal, nous nous retrouvions au cœur des mon­tagnes.

Il y eut d'autres rencontres similaires entre Victor de Târnava, qui, sur les routes de Maramures, tomba nez à nez avec son ami Horia de Bucarest toujours dans le même désir d'aider les gens à trouver leur chemin.

Un trait commun de la nouvelle génération était qu'elle ne voulait pas imposer son point de vue. La plus grande partie d'entre nous suivîmes des groupes d'études dans le désir de chercher aussi à former l'homme nouveau, l'homme de caractère du futur, capable de résister à la confrontation des deux mondes.

L'alternative pour nous était: ou bien continuer à vivre comme nation indépendante ou bien être asservis à l'impérialisme soviétique, expression de la plus terri­ble dictature basée sur la terreur sous toutes les formes de la destruction de l'homme, physiques et morales.

Les communistes prêchaient la haine contre les frè­res, les parents, contre tous ceux qui cherchaient à sauver l'homme de l'abrutissement vers lequel il se dirigeait à pas rapides.

C'est l'homme tout seul qui devait décider de son des­tin . Nous ne possédions d' autres armes que la parole, pour essayer de convaincre. Nous cherchions à redonner confiance aux gens dans leur force, dans leur possibilité de choisir leur avenir et celui de leurs enfants.

Nous ne demandions rien. Le seul conseil que nous leur donnions était de bien réfléchir une fois devant les urnes et donner leur voix au parti où ils pensaient que se trou­vait leur intérêt. Nous insistâmes pour qu'ils n'écoutent pas les conseils de ne pas se rendre aux urnes et ne se laissent pas intimider, mais pour qu'ils fassent l'impossible pour participer aux élections, même s'il leur fallait parcourir de grandes distances.

De notre côté nous ferions tout pour assurer la sur­veillance des urnes, pour que le vote soit secret et que personne ne soit empêché de voter.

Dans la période d'avant les élections nous cherchâ­mes et trouvâmes des gens honnêtes qui acceptèrent de par­ticiper comme délégués aux urnes.

Avec les femmes cela nous fut plus difficile car la plupart n'avaient pas d'instruction et votaient pour la pre­mière fois. Mais le soir, pendant que les femmes se réunis­saient pour égrener le mais, nous les aidions tout en leur parlant des élections et de leurs secrets. Dans ce dépar­tement il y avait 7 listes; chacune avait sa marque: un «soleil» sur la liste communiste et un «œil ouvert» sur les nôtres. Nous conseillâmes aux femmes de se méfier comme de la peste de ce «soleil» et de choisir l'autre lis­te.

Nous avions fait notre possible pour éclairer et con­seiller les gens en vue des élections. Au bout d'une semai­ne l'aspect des villages avait complètement changé, on vo­yait partout des affiches du Parti National-Paysan portant la photographie de Maniu et l'œil ouvert qui veillait sur l'avenir du peuple roumain. Les jeunes de ces villes ne nous marchandèrent pas leur concours. Le soir ils allaient aux réunions des progressistes (communistes) et en sortant ils partaient coller nos affiches.

Mais le malheur fit que ce changement dans les villa­ges et l'intérêt subit de la population pour ces élections furent signalés aux gendarmes.

Ils reçurent l'ordre d'empêcher la propagande et d'ar­rêter ceux qui la faisaient.

A la fin d'octobre je revenais de Bucarest. Après m'être arrêté à Faget, je partis pour Marginea, où devait avoir lieu une réunion. Passant à côté d'un moulin le paysage idyllique me rappela un beau poème de Goga. Dans ce si­lence propice à la méditation j'entendis quelqu'un qui courait derrière moi:

«Eh là, Monsieur, arrêtez!» Je m'arrêtai. Un adjudant-major, fusil à l'épaule, s'approcha de moi, m'invitant à le suivre au bureau du lieutenant qui voulait me parler.

«Est-ce que vous avez ordre de m'arrêter?» «Je n'ai rien par écrit, mais comprenez-moi, j'ai reçu l'ordre et je dois l'exécuter, sous peine de perdre mon emploi, maintenant, que je suis arrivé à l'âge de la retraite.»

Après un instant de réflexion je le suivis car mes pa­piers étaient en règle: carte d'identité, bulletin militaire, au nom de Jean Dumitresco natif du Dobroudja. J'avais intérêt à prendre un faux nom car j'avais été condamné à deux ans de prison pour la manifestation du 10 mai 1946.

Lorsque nous arrivâmes, le lieutenant m'invita à m'asseoir, congédiant l'adjudant d'un geste.

«Je vous prie, Monsieur, de ne pas vous inquiéter de vous trouver ici. J'ai été informé qu'il y avait des person­nes étrangères à la région qui menaient une activité contre le gouvernement et on m'a demandé de prendre les mesures qui s'imposent.»

«Monsieur Damsa, ce n'est pas par hasard que je me trouve là. A la suite des conventions internationales j'ai été envoyé ici afin de contribuer à renseigner la population et à veiller au respect de la légalité.»

Il sursauta en m'entendant prononcer son nom et me demanda: «Qui vous a dit mon nom?» «Il est normal, du moment que je me trouve ici, que je sache le nom des auto­rités pour pouvoir communiquer aussitôt à Bucarest où je me trouve et les difficultés que j'ai pu rencontrer». «Vous ne devez pas perdre de vue que nous représentons l'ordre de cet Etat» ajouta le lieutenant.

«Oui, l'ordre imposé à la nation Roumaine. Nous aus­si, nous militons et nous voudrions bénéficier d'un ordre qui puisse représenter vos intérêts, les miens, ceux des gens qui habitent ici, pour pouvoir vivre en liberté et ne pas avoir peur qu'un jour peut-être nous disparaissions sans laisser de traces.

Je restai debout pendant tout ce temps, malgré les insistances du lieutenant pour que je m'assoie.

«Nous   nous   trouvons   dans   une   situation  délicate,

continua-t-il, et je dois exercer mon autorité tout en restant Roumain». «C'est justement pour cette raison que je vous conseille de me relâcher tout de suite.» «Je le ferai, mais à mon tour je vous demanderai de ne pas me faire de difficultés, d'éviter le scandale, d'être prudent et sur­tout, si vous le pouvez, de disparaître.» «Je vous remer­cie de vos conseils, je communiquerai dès ce soir cet inci­dent par un courrier qui par hasard se rend à Bucarest. Sa­chez que je ne suis pas seul et qu'en ce moment, nombreux sont ceux qui à travers tout le pays sont en train de faire connaître au monde la situation réelle qui règne en Roumanie». «Vous pouvez être sûr que mon cœur bat aussi pour la Roumanie», répondit-il. Je devais entendre plu­sieurs fois cette phrase par la suite. «Il ne vous reste qu'à le prouver». «Nous allons recevoir l'aide de l'armée et les commandants auront des instructions spéciales». Il me ten­dit la main, je lui dis bonsoir et sortis.

A peine avais-je fait quelques pas que j'entendis derriè­re moi quelqu'un qui courait en disant: «Monsieur, ne vous fâchez pas si on vous a conduit au poste. Il y a deux semaines que vous avez été signalé dans la région et on n'a pas réussi à vous dénicher. Sachez que moi aussi je suis Roumain et que je me rends compte de ce qui se pas­se». Je répondis: «Votre situation dépend de vous et sur­tout de ce que vous allez faire jusqu'au 19 novembre.» «Soyez sûr que je ne ferai de mal à personne car nous vivons au milieu des gens et nous avons besoin les uns des autres! «A vos ordres» répondit-il pendant que je m'éloi­gnais. J'ignore si en 1951 ce lieutenant se rappelait tout ce que nous avions dit et l'assurance qu'il m'avait donnée de ne faire du tort à personne; tout ce que je sais c'est qu'au printemps de 1951 il approuva le rapport par lequel un soldat avait reçu 15 jours de congé et une prime de 700 lei comme récompense pour avoir tué le jeune étu­diant de l'Académie Commerciale, Ionel Musetzeanu, do­micilié à Bucarest, rue Maica Domnului 2. (De la mère de Dieu).   Lieutenant   en   1946,   capitaine  maintenant, il est devenu commandant, surveillant la colonie d'extermination des détenus politiques de Poarta Alba. En signant cet ac­te, il a prouvé qu'il était d'accord avec l'exécution d'un dé­tenu à l'intérieur du camp entouré de fils barbelés. Ceci pour illustrer l'évolution d'un prétendu homme.

Pour revenir à Marginea, je me dirigeai vers la com­mune où avait lieu la réunion, sans qu'on se doute de mon arrivée: les gens étaient contents de me voir, de recevoir du matériel de propagande et des nouvelles du centre. On était tous de bonne humeur ce soir là et on discuta jusqu'à minuit.

J'essayai de leur faire comprendre le danger qui guet­tait le peuple roumain, en soulignant que le PNP luttait pour élever le niveau de vie du paysan et de l'ouvrier. Le parti était convaincu de la vigueur de cette couche pay­sanne qui formait la majorité du peuple et que tout allait changer avec l'élévation de leur niveau de vie.

Je leur parlai ensuite de la façon dont on améliore­rait le niveau de vie. On créerait des coopératives paysan­nes,   expression  de la solidarité et de l'entreaide mutuelle.

L'expérience que Ion Mihalache réalisa avec la coo­pérative de Topoloveni-Muscel servit d'exemple.

C'est Ion Moldoveanu de la commune de Breazova près de Curtea qui avait convoqué cette rencontre à Marginea. Nous parcourûmes des centaines de kilomètres dans cette région de Severin.

Tous les soirs avaient lieu des réunions et des rencon­tres dans des localités diverses, à Faget, Birchis, Caprioara, Bulei, Capalnas, Pietroasa, Poieni, Tomesti, Româ-nesti, Goizesti, Manastiur, Brustnic, Sântesti, ets.

Une remarcable activité fut menée par Lupulesco Alexandru de Temeresti, qui se consacrait corps et âme à la lutte contre le régime de répression. Le journaliste Jean Teodoresco de Faget et le vieux Vasile Borcesco de Sintesti faisaient ce qu'ils pouvaient pour renseigner les gens et leur expliquer le mode d'élection.

La propagande s'intensifiait au  fur et à mesure que les élections approchaient. Entre temps les gens s'étaient ressaignés aussi.

Pour mieux surveiller la marche des élections, on se partagea les sections de vote. J'étais responsable pour Mar­ginea, Curtea et Tomesti. Mais il y avait un autre problè­me: celui des cartes d'identité délivrées à cette occasion pour désigner les hommes de confiance qui devaient être présents aux urnes. Etant donné que les libéraux et les so­ciaux-démocrates n'avaient pas de cadras, nous leur four­nîmes les délégués. Ces cartes d'identité furent envoyées de Lugoj pour être distribuées à tous les maires des com­munes où devaient avoir lieu les élections.

Mais les maires refusaient. Alors ce sont les maires de Marginea et de Tomesti qui distribuèrent les cartes. Mais le maire de Curtea refusait toujours. Je décidai d'al­ler le voir, emmenant avec moi 20 personnes. Le jour dé­cidé, nous fîmes notre apparition à la mairie et entrâmes dans le bureau par un couloir humain. Voyant notre nom­bre, le maire ne sut que dire. «Connaissez-vous ces hom­mes»? lui demandai-je. «Oui» répondit-il. «Pourquoi re­fusez-vous les cartes?» « Je dois les vérifier! «.«Toutes ces cartes d'identité ont déjà été vérifiées à Lugoj et délivrées nominalement, vous devez donc les distribuer»«On a encore le temps jusqu'aux élections, rien ne presse». «Consultez la loi et vous verrez que c'est le moment de les distribuer. Vous n'avez pas l'air de vouloir appliquer la loi de vos chefs de Bucarest». Je lui tendis une feuille.«Je l'ai aussi». «J'ai la charge de surveiller la légalité de ces élections et personne ne partira d'ici avant que vous n'ayez dis­tribué ces cartes devant moi. Toutes les mairies ont fait de même, il n'y a que vous qui avez refusé. Je dois communiquer ce soir même que tout est en ordre.» Ne trou­vant plus rien à dire et voyant que les gens commençaient à vociférer et réclamer leur cartes il les distribua. Ce fut le dernier incident avant les élections.

Le 18 Novembre des troupes étrangères arrivèrent dans  chaque  centre de vote. Dans la nuit du  18 au  19 novembre toutes les liaisons téléphoniques furent coupées pour intimider la population et montrer que les autorités avaient le dernier mot, pour empêcher par la violence les citoyens de participer au vote.

En ce qui nous concernait, l'opposition avait pris des mesures pour garder la liaison avec tous les centres, grâce à des jeunes qui se déplaçaient à cheval à travers les champs. Quant aux hommes responsables de la surveillance des ur­nes, on leur avait fait savoir qu'ils devaient être sur place à leur insu une heure à l'avance pour qu'on ne puisse pas introduire de bulletins de vote dans les urnes.

A l'heure de l'ouverture beaucoup de monde se pré­senta.

Sauf à Marginea il n'y eut pas d'incident. Là, après l'ouverture des portes, le président Naghi de Faget, s'approchant de l'urne sortit un paquet de bulletins préparés à l'avance qu'il avait caché sous sa cape et qu'il introdui­sit dans l'urne, apposant aussitôt le sceau sur celle-ci. Le père Boian, «notre homme de confiance», observant tout de suite le manège , demanda que l'urne soit vérifiée par les délégués qui étaient là pour ça. Le président lui répli­qua que l'urne avait été vérifiée et scellée vide. Le père Boian se précipita vers l'urne, l'enleva et s'enfuit avec elle dans la cour où il déchira le sceau. Tous les bulletins de vote s'éparpillèrent par terre.

—Regardez, bons gens, de quelle façon le gouverne­ment s'y prend pour essayer de gagner les élections! s'ex­clama le père Boian. Les gens ramassaient les bulletins. Informé de ce qui venait de se passer, je demandai qu'on aille me chercher ces bulletins de vote. Il y en avait environ 800. Après cet incident, le vote se déroula normalement et le soir après la fermeture, le dépouillement du scrutin s'effectua correctement. Un procès verbal fut rédigé et le PNP de Iuliu Maniu obtint 1958 voix contre 76 pour le gouvernement. Nous reçûmes tous ces renseignements par nos «hommes de confiance» et tout «allait pour le mieux».  Mais le lendemain à Lugoj un autre procès-verbal fut rédigé par le président Naghi sans la signature de nos «hommes de confiance»; le résultat était complètement inversé, en faveur du gouvernement.

A la section de vote de Curtea présidée par le juge d'instruction Popesco, les choses se déroulèrent normale­ment jusqu'à l'ouverture de l'urne. Le président commen­ça à dépouiller l'urne en lisant les bulletins, mais refusait de montrer ceux-ci à nos «hommes de confiance». Ceux-ci protestèrent, mais il ne céda pas. Après 200 bulletins les gens commencèrent à vociférer. Alors le juge commença à se lamenter: «Bons gens, tâchez de comprendre, j'ai des enfants en bas âge à la maison qu'il faut élever. J'ai reçu des dispositions pour que le gouvernement gagne. Je suis obligé d'agir ainsi.» Sur les protestations des délé­gués, de temps à autre il montrait quelques bulletins. Mais les gens insistaient toujours et après avoir compté plus de la moitié des votes exprimés, le président commença à les montrer. A la fin il constata que plus de 500 étaient pour le PNP et seulement 400 pour le gouvernement avec son aimable concours. Les autres partis recueillaient en­viron 100 voix.

Lorsqu'il dut signer le procès verbal il fit mine de sor­tir et s'enfuit. Il monta dans une voiture et disparut.

Les gens désemparés, ne sachant comment cela devait continuer, envoyèrent quelqu'un me demander conseil. Je leur dis de rédiger eux-mêmes un procès verbal avec le résultat exact des élections signé par les délégués et de me le faire parvenir. Ce qui fut fait. Le lendemain le prési­dent Popesco rédigea un procès verbal d'après les indica­tions de la Commission Electorale du département sans la signature des «hommes de confiance». Vers 10 h du soir, un délégué de la verrerie venu à cheval de Tomesti où avaient lieu les élections de ce secteur, me dit que leur président s'était enfui. «Pourquoi?» demandai-je. Il a commencé à compter et arrivé à 100, voyant que les com­munistes n'avaient obtenu que 5 voix, il s'arrêta de compter, prétextant  qu'il  devait  s'absenter  un  moment.   Une fois

sorti, il envoya vite un gendarme chercher son man­teau et disparut. «Qu'allons nous faire maintenant, on n'a pas dépouillé tous les bulletins», disaient les gens atten­dant une réponse.

J'envoyai une personne à cheval pour l'accompagner, leur conseillant de finir le dépouillement et de rédiger un procès verbal portant le résultat réel que les «hommes de confiance» devaient signer. Le 20 novembre, à l'aube, on me remit le procès verbal.

Ces documents arrivèrent avant midi à Lugoj et fu­rent remis entre les mains d'Emil Ghilezan, le président de la section du PNP.

LA TERREUR ET LA FRAUDE

Entre temps, à la Commission Electorale du départe­ment, les présidents des sections de vote déposèrent d'au­tres procès-verbaux falsifiant ainsi le résultat des élec­tions. Devant cette situation le Parti National-Paysan entreprit une action d'intenter un procès aux présidents des sections de vote, les accusant de faux en écritures pu­bliques.

A Târgoviste eurent lieu des choses plus graves enco­re. Pour intimider la foule, le colonel Stanesco, leader de l'opposition, fut tué dans la cour de la section de vote de l'usine, le mardi 19 novembre. A ce crime organisé par les hommes de Dorobantzu (qui avaient tué le 10 août à Pitesti l'avocat Gheorghe Mihai et l'instituteur Tica Popes-co) participèrent: Moraru, Bizin et Badea qui fut nommé officier de la Sûreté à Ploiesti. Le préfet Gogu Popesco n'était pas étranger à ce crime; il ne prit aucune mesure lors des élections, facilitant la falsification des résultats du département de Dâmbovitza. Mêlé à toutes les sales af­faires de ce secteur, peu de temps après, Popesco accéda aux cadres supérieurs du Comité Central et fut nommé ambassadeur au Ghana.

Le soir du 10 novembre, dans le village de Pristol, département de Mehedintzi, la partie étant perdue d'avance et n'ayant pas la possibilité de falsifier le procès verbal, le président du secteur téléphona pour demander l'inter­vention de l'armée afin de disperser la foule qui attendait les résultats. Il y avait là un puissant centre National-Pay­san et le professeur I. Popesco Mehedintzi participait au déroulement des élections en tant que candidat. Le professeur Mehedintzi, était directeur du journal «Taranismul» (La paysannerie) et fondateur des coopératives «OgoruI nou» (Le nouveau champ), d'après les principes de Ion Mihalache.

Des soldats de «Tudor Vladimiresco» arrivèrent et comme d'habitude, ils commencèrent à frapper dans le tas, enlevant de force n'importe qui, dont deux jeunes du village, Constantin Varzanu et Vasile Brutaru; on n'eut jamais de leurs nouvelles. Pendant plus de 35 ans les auto­rités ne donnèrent aucune explication. On apprit néanmoins que cette même nuit une voiture militaire avait été vue pénétrant au cimetière de Turnu Severin; un trou fut creusé où l'on jeta deux cadavres... peut-être encore vivants... En partant, ils avertirent le gardien du cimetière de ne souffler mot à personne. La nuit d'après, par une triste nuit de novembre, les parents des jeunes garçons allèrent déterrer leurs enfants de la tombe encore fraîche où on les avait jetés. Apprenant le résultat des élections falsifiées, le professeur I. Popesco Mehedintzi expédia un télégramme de protestation au candidat principal de la liste du gouver­nement en ces termes: «A Monsieur Ghelmegeanu. La Rou­manie n'a jamais connu d'élections plus déshonorantes que celles que vous avez présidées».

Un autre épisode dramatique eut lieu le jour des élec­tions dans la ville de Slatina. Le directeur Stoenesco de la Banque Nationale de la ville, après avoir voté, sortit dans la cour. Le chauffeur de Nicolae Ceausesco s'approcha de lui et le poignarda. Il est tombé dans les bras de Ianco Tomesco, candidat communiste sur la liste de Gheorghe Tatarasco et dit avant d'expirer: «Votre crime ne vous a servi à rien. Je suis toujours resté un fontionnaire disci­pliné et j'ai voté pour vous, Monsieur Tomesco, même si mon cœur me dictait le contraire.»

Le même jour, à la section de vote du département de Dâmbovitza, le candidat libéral Iordachesco était poi­gnardé par les hommes du gouvernement.

La commune de Gighera était un centre libéral très

important, peut-être le plus important du département de Dolj. La famille Iliesco y jouissait d'un grand prestige. De père en fils elle avait patronné le développement du village et de ses habitants. Aux élections du mardi 19 no­vembre 1946, le président de la section de vote était l'in­génieur agronome Florin Déco. Après le dépouillement du scrutin le résultat était le suivant:

 

-le Parti National-Libéral -2405 voix

-le Parti National-Paysan - 459   "

-le gouvernement            - 6   "

-Annulés                        - 40   "

 

L'un des candidats qui figurait sur la liste des dépu­tés de l'opposition dit au président qu'il vallait mieux ne pas consigner les voix annulées, mais de les attribuer au gouvernement si les citoyens avaient des difficultés à trou­ver les voix du gouvernement sur les listes.

Les «hommes de confiance» ne trouvèrent pas d'ob­jection et demandèrent au président d'attribuer au gou­vernement les 40 votes annulés.

Le lendemain, lorsque Gheorghe Popesco, président de la commission électorale départementale reçut le pro­cès verbal, après l'avoir parcouru, il s'exclama: «Mais qu'avez-vous donc fait à Gighera?» Il appela le président de la section de vote, lui demandant de modifier le procès ver­bal. L'ingénieur agronome Florin Déco refusa. Peu après il fut transféré dans le département de Putna, mais il avait la conscience tranquille.

Le paysan Bratu Ion de Pietrosani, département de Muscel, fut tué le matin du 19 novembre dans le bureau de vote local pendant que l'armée était en train de tirer sur la foule qui s'était emparée de l'urne qu'on avait rem­plie     de bulletins avant l'ouverture officielle des portes.

Voici quelques unes des sections où les communistes provoquèrent des incidents: Leicesti, Badesti, Stâlpeni (dép. de Muscel)et   Cumpana,   Costesti   (dép.   Arges).   Les

communistes tuèrent d'autres électeurs dans les dépar­tements suivant: Arad, Bârlad, Buzau, Cluj, Covurlui, Dâm-bovitza, Dolj, Fagaras, Gorj, Husi, Hunedoara, Ialomitza, Oit, Prahova, Radautzi, Roman, Râmnicul Sarat, Sibiu, Tulcea, Vrancea.

A la section de Cotroceni (arrondissement de Bucarest) où votaient les militaires de la division «Tudor Vladimiresco», les résultats étaient:

 

-le Parti National-Paysan  - 493 voix

-le bloc communiste         - 157  voix

 

Donc une défaite écrasante. A Bucarest dans 189 sections de vote, sur 232, le pourcentage du P.N.P. était de plus de 80%. Lucretiu Patrascanu, le ministre de la justice, téléphona aux présidents des commissions électorales départementales pour falsifier les résultats; ceux qui re­fusaient devaient prendre aussitôt l'avion pour Bucarest. Ceux qui choisirent de rester honnêtes, furent démis de leurs fonctions et remplacés par d'autres qui ne reculaient pas devant le mensonge.

Iuliu Maniu est resté éveillé toute la nuit du 19 au 20 novembre.

Vers trois heures du matin, Ghitza Pop téléphona de Somes, annonçant que le PNP avait obtenu 84% des voix.

Jusqu'à l'aube, le Président et Iosif Toma Popesco s'entretinrent.

Iuliu Maniu fit quelques remarques dignes d'être rap­pelées: «D'après tous les indices, les Alliés ne sont pas pressés de nous prouver leur loyauté, ni envers nous qui les avons aidés dans des moments difficiles, ni même envers leur propres principes proclamés en temps de guerre.»

Questionné par l'avocat Iosif Toma Popesco qui vou­lait savoir comment tout cela allait finir, Iuliu Maniu ré­pondit :

«Je n'ai jamais fixé de dates; d'un autre côté il m'est difficile de dire aux gens que les perspectives d'avenir sont très sombres. Tout porte à croire que les communis­tes continueront à falsifier les résultats des élections sans se gêner, envers et contre nous. Les Alliés seront d'accord avec les russes sur toute la ligne. Mais leur attitude et leur ruse ne devraient pas nous empêcher de continuer à lutter pour notre pays. En dernière instance c'est Dieu qui décide delà destinée des hommes.»

Le mercredi 20 novembre lorsque les résultats furent connus, l'avocat N.M. Mateesco, président du parti des pe­tits artisans, se rendit chez le juge d'instruction Oconel Cires, président de la commission centrale électorale, pour protester contre la falsification des élections, étant donné qu'il n'avait obtenu aucune voix. Oconel Cires lui répon­dit qu'il n'y pouvait rien car tel était le résultat. N.M. Mateesco répliqua:

—C'est bien monsieur, admettons que ma femme a menti en affirmant qu'elle a voté pour moi, mais moi, je suis sûr de mon vote, où est-il?

Les élections du département de Bihor furent falsi­fiées par le magistrat Paul Andrei (alias Palak) ex-accusa­teur public à Cluj, la même personne qui en juillet 1947 envoya les gendarmes pour mater les mouvements paysans dans les communes de Capâlna, Ginta et Rohan.

La falsification des élections fut générale, ainsi que les crimes et les atrocités commises.

Le lendemain des élections du 19 novembre, les pay­sans de la vallée de Chiuesti au nord de la ville de Dej, voyant qu'on les avait trompés, empoignèrent leurs faux et comme leurs ancêtres de Bobâlna, partirent, jeunes et vieux, réclamer leurs droits, ne tenant pas compte des cordons de gendarmes et ne s'arrêtant que devant la Pré­fecture de Dej. Mais là, personne ne les écouta. Alors ils ramassèrent tous les bulletins et les ayant fait cuire dans la pâte d'un énorme pain, ils allèrent à Bucarest le montrer à la mission américaine, qui coupa le pain et le photogra­phia. Ils avaient du moins montré à l'aide de ces bulletins

les résultats réels des élections par comparaison avec le ré­sultat falsifié par les communistes. Mais cela ne servit à rien. Une semaine après, on amnistiait tous les faux en écriture publique, par un décret spécialement conçu pour mettre à l'abri les présidents des sections de vote, de toute poursuite pénale, légalisant du même coup le résultat des élections.

Voici le résultat falsifié à la Commission Centrale Electorale par Onisor, fonctionnaire supérieur au Ministè­re de l'Intérieur:

Les   chiffres   de   ce   résultat  étaient   complètement inversés :

 

Communistes,   Alexandrescu,   Groza, Tatarasco (pour le gouvernement), 348 mandats.

—Union populaire hongroise, 29 mandats.
—National-Paysans,                33     "

—libéraux de Dinu Bratianu,    2      "

 

Le Parti National-Paysan intenta une action pénale contre les présidents des sections de vote pour faux en écriture publique. ... Le premier acte voté par le Parlement frauduleusement constitué fut la loi pour amnistier les infractions commises au cours des élections. Lorsqu'il fut question du procès intenté par le Parti National-Paysan, le président du tribunal —Gall— ne voulut même pas donner la parole aux deux avocats représentant le PNP, disant que l'action était devenue caduque par l'amnistie.

Beaucoup de présidents des sections de vote furent démis de leurs fonctions et envoyés au Canal pendant que d'autres devaient se contenter de fonctions très mo­destes.

«Liberalul»  du  25  novembre  1946,  écrit  dans  son éditorial:

...«En vérité, depuis le premier et jusqu'au dernier acte, le scrutin populaire du 19 novembre n'a été qu'une farce sinistre:- en commençant par la loi électorale, spé­cialement   aménagée   pour   servir  les   intérêts  communistes et pour faciliter de la manière la plus large la fraude et la supercherie, continuant par un simulacre de campa­gne électorale, au profit de laquelle ont été utilisés non seulement le budget épuisé de l'Etat, mais aussi toute son administration, toutes les institutions, tous les mo­yens d'action et jusqu'à l'aviation —propagande à laquel­le les partis démocratiques n'ont pas été autorisés de par­ticiper même pas avec une affiche ou avec une seule réu­nion publique— et en terminant par des opérations falsi­fiées d'inscription sur les listes électorales, par la falsifi­cation du nombre des voix et le vol des cartes d'électeurs, tout a été une parodie bête, proclamée comme «premiè­res élections libres de Roumanie».

«Les temps sont trop lourds et trop graves, les dif­ficultés sont trop nombreuses pour qu'une telle farce puisse être tolérée par les grands partis démocratiques, qui représentent les aspirations, les intérêts et les sentiments du Pays pour un avenir meilleur qui ont manifesté de nombreuses fois leur crainte au sujet des graves violations des principes démocratiques dont le Gouvernement Gro­za s'est rendu coupable.

« Les élections d'hier, telles qu'elles ont été effectuées, demeurent dépourvues de toute valeur politique, de toute signification réelle, parce que rien n'a changé dans le Pays, tant qu'on a ajouté, à un gouvernement qui ne représente pas la nation, un Parlement qui constitue un affront à la volonté populaire... »

Même parmi les faussaires il y a eu des personnes qui se retrouvèrent en prison, comme Gheorghe Chele, ex-préfet de Fagaras, qui en récompense d'avoir falsifié les élections fit deux années de prison à Ocnele Mari (Les grandes mines de sel). Gheorghe Vântu, ex-leader du parti dirigé par Gutza Tatarasco, ministre-adjoint de l'Intérieur pendant la période des élections fut arrêté en 1948. A sa sortie de prison, pris sans doute de remords, il avoua publiquement  devant ses collègues  du barreau    ses torts envers la nation,   en révélant le résultat réel des élections:

 

Le Parti-National Paysan avait obtenu 81% c'est-à-dire 335 députés

Le Parti National-Libéral   avait obtenu 12% c'est-à-dire 49 députés

Le Parti Social-Démocrate  avait obtenu 3% c'est-à-dire 12 députés

Les communistes et leurs alliés avait obtenu 3% c'est-à-dire 12 députés

Les autres avait obtenu 1% c'est-à-dire 4 députés

 

Les magistrats et avocats de Bucarest commentaient en 1978, au Tribunal, dans la salle des pas perdus, le cas de l'ex-juge d'instruction Musceloiu. Celui-ci, nommé chef d'un office juridique ministériel, leur avait lu la copie d'une requête qu'il avait adressée à N. Ceausesco, par laquelle il sollicitait une pension de mérite pour avoir con­tribué à la victoire des communistes aux élections, en fal­sifiant les résultats du département de Muscel, où il pré­sidait la commission électorale départementale.

 

Le 19 novembre, un mardi, jour ouvrable donc, les paysans endimanchés se sont dirigés vers les urnes. Dans la commune Malini, du district de Baia, l'armée a frater­ nisé avec la population le jour des élections, et le peuple a pu de la sorte voter en paix. A Suha, dans le même dis­trict, un piquet de police a été désarmé par les femmes montagnardes et la population a également pu voter tran­quillement.

A Dolhesti, tout le monde est resté sur place après les élections en formant un mur autour de la section, où, dans un silence absolu, on attendait le résultat. Le pré­sident effrayé a annoncé le résultat correct: 81% pour le PNP, 10% pour PNL, 6,5% PSD et 2,5% pour le bloc communiste.